lundi 10 août 2020

L'Europe à un tournant?

 

L'Europe à un tournant?

 

Il faut se garder de prédire, mais à peu près tous les commentateurs s'accordent pour voir dans les décisions prises par l'Union européenne, fin juillet 2020, un tournant d'envergure. Un accord sur le budget pluriannuel, un plan de relance de 750 milliards d'euros révèlent une soudaine solidarité et des convergences que nul n'aurait sérieusement augurées il y a encore quelques mois. Certes, nécessité fait loi et la crise sanitaire impose des mesures immédiates, mais effectivement, au lendemain du Brexit et face à des conditions géopolitiques nouvelles et inquiétantes, n'est-ce pas le signe d'une relance du projet unitaire européen?

 

Depuis quinze siècles, les peuples d'Europe ont constamment balancé entre une aspiration à l'unité et l'affirmation de spécificités autochtones. Là, l'Histoire s'avère peut-être éclairante.

L'Europe est née des mouvements migratoires (que nous nommons de manière assez péjorative "grandes invasions") qui ont entraîné au V° siècle l'écroulement de l'Empire romain d'Occident. Rome avait construit, en plusieurs siècles, un remarquable ensemble politico-territorial allant du cours de l'Euphrate aux confins de l'Ecosse et au delta rhénan, mais, précisément, sa civilisation centrée sur le monde méditerranéen s'adaptait mal aux conditions propres de climat et d'environnement des régions de l'hinterland continental. Sans doute faut-il y voir une raison de l'arrêt des conquêtes, au II° siècle, et l'établissement de cette frontière (le limes) le long du Rhin et du Danube. Or, même s'ils défendaient leur indépendance face à l'impérialisme romain, les peuples que les habitants de l'Empire appelaient "barbares" admiraient ce monde de prospérité et de civilisation et rêvaient de s'y intégrer. C'est ce qu'ils feront au V° siècle quand, franchissant le limes, ils se répandront dans la partie occidentale de l'Empire, unifiant un territoire allant de la Baltique à la Méditerranée. La chute de l'Empire romain, c'est la naissance de l'Europe même si personne n'en a conscience alors.

 

Or, même si les chefs germaniques ont éclaté le territoire en domaines aussi instables que multiples, le souvenir de l'Empire romain perdure. Signe de son prestige maintenu, les Barbares se sont convertis à ce qui fut son ultime ciment culturel, le christianisme, et son organisation, l'Eglise romaine, demeure un facteur unitaire. Au VIII° siècle, quand la menace de l'expansion de l'Islam se précise, l'Europe se trouve une première identité en s'affirmant la Chrétienté, dont le pape apparaît naturellement le chef spirituel, sorte de symétrique de l'empereur d'Orient qui maintient à Constantinople la continuité de la romanité antique. Et comme il lui manque la puissance temporelle, la papauté restaure, en 800, l'Empire d'Occident en la personne du roi des Francs Charlemagne.

Entreprise prématurée. Le type de société, la situation économique, l'immensité du territoire à administrer sont au dessus des moyens d'un souverain du IX° siècle. L'Empire carolingien est éphémère, mais, alors que se développe la dispersion territoriale féodale, mieux adaptée aux réalités du temps,  le rêve impérial va subsister sous une forme symbolique dans l'espace germanique du  Saint-Empire. L'espoir d'unifier l'Europe telle qu'elle l'était sous l'autorité des empereurs romains n'est pas éteinte.

 

Elle traverse le Moyen-âge, reprise vainement aux XI° et XII° siècles par les papes Grégoire VII et Innocent III, qui se heurtent aux souverainetés monarchiques naissantes et à la résistance de l'empereur germanique. La dualité historique de l'Europe se met alors en place : nostalgie de l'unité perdue et réalité de la division en états constitués autour de dynasties royales, naissance et croissance des identités nationales et conscience maintenue d'une homogénéité culturelle concrétisée par le catholicisme romain, surtout après que le schisme de 1054 ait définitivement séparé l'Eglise d'Occident de l'Orthodoxie grecque. En ce sens, le XVI° siècle va se révéler un tournant capital, produisant simultanément l'ultime tentative de reconstitution de l'Empire continental et la rupture de l'unité religieuse portée par la Réforme protestante.

 

Empereur germanique, souverain par le jeu de multiples héritages de l'Espagne, des Pays-Bas, d'une grande partie de l'Italie, Charles de Habsbourg (Charles-Quint) croit pouvoir restaurer l'empire de Charlemagne. Il échoue face à la résistance tenace du roi de France, d'autant qu'il se heurte à l'énorme facteur de division qu'est le rejet, par presque la moitié de l'Europe, de l'autorité du pontife romain. L'émergence durable d'entités étatiques, porteuses en germe d'identités nationales, se double de l'affirmation d'indépendance des Eglises nouvelles. Il en ressort dans l'immédiat un siècle de guerres religieuses furieuses qui, au terme de la plus dévastatrice, la guerre de Trente-Ans, aboutit au compromis des traités de Westphalie de 1648, divisant le continent en souverainetés reconnues concrétisées par des frontières et incarnées dans la personne des rois.

 

L'Europe westphalienne, fractionnée en états, a duré du milieu du XVII° siècle au milieu du XX°. Fondée originellement sur des dynasties héréditaires, elle a connu une métamorphose à la fin du XVIII° siècle, quand la Révolution française a substitué la souveraineté du peuple à la volonté divine comme base de l'autorité politique. La division de l'Europe en souverainetés rivales en avait fait un champ de bataille permanent des rois, la substitution du peuple au droit divin en fera l'affrontement des nationalismes, dont l'acmé sera les terribles guerres de la première moitié du XX° siècle, qui réduiront le continent en cendres et le mettront à la merci de puissances extra-européennes. C'est de la prise de conscience de ce désastre que renaîtra une espérance unitaire.

Née dans les années 1950, l'idée européenne a eu du mal à se concrétiser tant le poids de l'histoire et la réalité des spécificités nationales la grevait. Elle a néanmoins progressé, non plus rêve d'empire, mais association d'états souverains unis tant par une convergence d'intérêts que par une volonté d'entente transcendant définitivement les funestes conflits d'hier et qui devrait logiquement conduire à une sorte de confédération. Les résistances ont été multiples et elles sont toujours présentes, le nationalisme s'étant trouvé un nouvel écho au sein des divers populismes, mais ce qui vient de se passer fin juillet annonce peut-être un nouveau tournant. Ce n'est certes pas le couronnement de Charlemagne, mais c'est peut-être le véritable  et définitif dépassement de l'ordre westphalien. Le proche avenir le dira car le monde change en ce moment si vite que le temps des tergiversation est passé.