Quelle agitation ces
derniers temps autour des Roms ! Quelle accumulation de déclarations
péremptoires, de gesticulations, d'anathèmes, de gémissements ! Que d'ignorance
aussi, de cynisme et de déni des réalités dont les premières victimes sont le
peuple Rom et le bénéficiaire, à terme et une fois encore, le populisme
xénophobe.
Qui
sont-ils d'abord, ces Roms ? Des tard-venus des grands mouvements de migration
qui ont peuplé l'Europe, arrivés quand il n'y avait plus de territoire à
occuper, à la fin du Moyen-âge. Le dernier peuple nomade venu d'Asie aux IX°-X°
siècle, les Hongrois, christianisé, sédentarisé, métissé par l'absorption des
rares populations locales, avait fondé dans la plaine danubienne un royaume qui
n'avait pas tardé à compter en Europe. Les Roms, arrivés au XIV° siècle, se
sont dispersés, sont demeurés nomades, se sont aussi enfermés dans leur
particularisme. Ils sont restés des marginaux.
D'où
venaient-ils ? Vraisemblablement du nord de l'Inde, d'où ils commencent à
migrer vers l'Ouest aux alentours de l'an Mille, le mouvement s'amplifiant dans
le grand remue ménage de peuples consécutif aux invasions mongoles des
XII°-XIII° siècles. Venus par l'Iran et une Asie mineure déjà turque, ils
étonnent en Europe, où on les nomme en fonction de là d'où on les croit
provenir, Egyptiens (ce qui donnera Gypsy en anglais et Gitanos
en espagnol), Bohémiens, car certains, arrivant d'Allemagne, montrent la lettre
de protection que leur a accordé l'empereur Sigismond, roi de Bohême. A vrai
dire, on ne s'y reconnaît pas à travers les noms divers qui les désignent,
Tsiganes, Sintis, Zingaris, Yéniches, Manouches. Eux-mêmes se qualifient de
Roms ou Romani, très exactement Romanichel (peuple romani), terme
qui les désignera longtemps en Occident.
Dans cette Europe encore
féodale et dont la population a été décimée par la peste noire de 1348 (un
Européen sur cinq est mort), ils ne sont pas mal accueillis, des seigneurs leur
accordent protection, ils font souvent d'excellents soldats. Mais ils ne
renoncent pas à leur mode de vie nomade et cette particularité est vite, comme
toujours, une cause de tension avec les agriculteurs sédentaires, qui les
accusent à juste titre de rapines. Dans les Balkans, où ils sont
particulièrement nombreux, leur sort se dégrade après l'invasion ottomane et
ils sont réduit à une condition pratiquement servile qui perdurera des siècles.
En
Occident, la constitution des états monarchiques les marginalisent encore plus.
Refusant de renoncer à leurs coutumes et à leur genre de vie, ils sont vite
assimilés à de dangereux irréguliers. En 1682, Louis XIV règle leur compte en
France : considérés comme vagabonds, les hommes sont sans procès envoyés à
perpétuité aux galères et femmes et enfants enfermés dans des hospices. Les
philosophes des Lumières ne sont guère plus indulgents. Dans l'Encyclopédie
publiée sous la direction de Diderot, les "Bohémiens" sont ainsi
définis : "Espèce de vagabonds déguisés, qui, quoiqu'ils portent ce
nom, ne viennent cependant ni d'Égypte ni de Bohème ; qui se déguisent
sous des habits grossiers, barbouillent leur visage et leur corps, et se font
un certain jargon ; qui rôdent çà et là, et abusent le peuple sous
prétexte de dire la bonne aventure et de guérir les maladies, font des dupes,
volent et pillent dans les campagnes ". Est-ce totalement injuste
? Quand, à la fin du XVIII° siècle, l'empereur Joseph II tente de les
sédentariser dans les Etats autrichiens en leur attribuant une terre et du
bétail, les Romanis s'empressent de les revendre et ils reprennent leur vie
nomade !
La
formation des états administratifs modernes au XIX° siècle représente un pas de
plus dans la tentative de les assimiler, avec l'attribution de la nationalité
et de patronymes issus des langues des pays d'adoption mais sauf cas
exemplaires (Espagne, états balkaniques), ils ne se sédentarisent guère. Ils
adoptent des professions en accord avec leur perpétuel mouvement, marchands ou
artisans forains, artistes de cirque, domaine où ils vont exceller et où
quelques familles se construiront de véritables empires. Si la méfiance et
l'hostilité des populations rurales persistent, leur étrangeté et leur
pittoresque séduisent les artistes, de Jacques Callot au XVII° siècle à Vincent Van Gogh au XIX°. Le
Romantisme s'enflamme pour eux, de Walter Scott à Victor Hugo, de Mérimée à
Guillaume Apollinaire.
Cela
ne change rien à leur statut, le pire survenant avec le nazisme au XX° siècle.
Considérés comme des parasites asociaux au même titre que les Juifs, ils sont
victimes d'une entreprise d'extermination : plus de 50 000 d'entre eux périront
dans les camps. Le paradoxe, c'est que par leurs origines, les Romanis sont
sans doute les Européens les plus propres à mériter le nom d'Aryens, mais le
régime hitlérien n'en était pas à une contradiction près…
Que
se passe-t-il aujourd'hui ? Après les horreurs de la guerre, l'intention de les
considérer enfin comme des citoyens normaux a conduit à la négation de leur
spécificité. En France, le "politiquement correct" s'ajoutant, on a
décidé à partir de 1972 de ne plus les appeler par leur nom et avec cette
inimitable faculté de l'administration d'inventer des dénominations baroques,
ils sont devenus "gens du voyage", expression qui pourrait aussi bien
désigner le personnel roulant de la SNCF ou les employés des agences de
tourisme. Le peuple Romani étant évidemment composé d'individus, essayez donc
de trouver le singulier, masculin ou féminin, de "gens du voyage"…
A
partir de 2010, la rencontre de deux événements, de graves incidents entre
"gens du voyage" et forces de l'ordre à St Aignan sur Cher, puis
l'arrivée de Roms de Roumanie et de Bulgarie consécutive à l'entrée de ces
états dans l'UE, a soulevé l'actuelle tempête. La réaction des autorités a
servi d'arguments à des entreprises purement politiciennes instrumentalisant
les Roms à des fins polémiques, d'abord contre Nicolas Sarkozy à la veille des
présidentielles, puis contre Manuel Valls dans le cadre des luttes internes au
sein du PS, sinon du gouvernement. Un courant de sympathie affiché à l'égard
des Roms est devenu mode. On a vu convoqués pêle-mêle Carmen, Esmeralda, Django
Reinhard ; on s'est attendri sur la beauté des robes à volants et le son des
castagnettes et si nul n'a rappelé avec émotion la silhouette tournoyante de la
Gitane figurant sur les paquets de cigarettes, c'est qu'il faut aussi être
anti-tabac. Tout cela dans une atmosphère compassionnelle dégoulinante
d'hypocrisie : tels vertueux défenseurs des Roms seraient loin d'être les
derniers à téléphoner à leur mairie si une dizaine de caravanes venaient
s'établir en bordure de leur jardin.
Et
les Roms dans tout ça ? Si l'on cesse de se raconter des histoires et si l'on
s'interroge sur ce qui fait problème, on commence par différencier, malgré leur
parenté, Romanis français et Roms venus des Balkans qui constituent le
peuplement des 400 campements illicites évalués, dont 40% dans la région
Ile-de-France. On considère ensuite objectivement la responsabilité d'états
tels la Roumanie et la Bulgarie qui non contents de pousser des Roms qu'ils ont
constamment traité en sous-citoyens hors de leurs frontières, ont subtilisé les
milliards d'euros attribués par l'UE pour, précisément, améliorer le sort des
Roms. On ne se cache pas non plus qu'au delà des conditions de vie indignes qui
sont les leurs, ces malheureux sont exploités par des mafias claniques internes
à leur communauté qui ne les envoient pas vers l'Europe de l'Ouest à des fins
d'intégration, mais pour organiser diverses formes de rapine et de délinquance
qui vont du vol à la tire ou du cambriolage à la récupération massive de métaux
non-ferreux au détriment, entre autres, des services publics. Et comme ces
mafieux connaissent les lois, ce sont des enfants ou des filles mineures qui
sont mis à contribution, vendus, prostitués, contraints au résultat sous peine
d'impitoyables punitions. On est loin de Carmen et des castagnettes !
Que
faire ? D'abord protéger, et non pas tenter une impossible intégration (ça fait
sept cents ans qu'elle échoue), mais ouvrir le débat, trouver des solutions
acceptables pour ce peuple sans terre qui représente quand même plus de 10
millions de personnes en Europe. Il existe des interlocuteurs, ne serait-ce que
l'Union Romani internationale.
Cela passe aussi par le réexamen des modes de vie
et des particularismes romanis. Un genre de vie nomade ou semi-nomade datant du
Moyen-âge est-il encore possible dans une Europe post-industrielle, à forte
densité démographique, de plus en plus urbanisée et sillonnée d'autoroutes ? La
clochardisation d'une population entière est-elle acceptable, et au nom de quoi
?
Mais cela ne peut se
régler aux niveaux des états-nations, qui ne trouvent comme solution que
l'expulsion, autrement dit l'envoi ailleurs. Il s'agit d'un problème européen
qui doit être abordé et discuté au niveau de l'Union. Pourquoi pas, par
exemple, au parlement de Strasbourg? Ce serait pour lui une belle occasion de
montrer qu'il sert quand même à quelque chose.