mardi 29 décembre 2020

 

Quelle alternance au socialisme?

 

Nous évoquions dans la précédente prestation le risque menaçant de dérives politiques autoritaires, il se nourrit aussi du véritable collapsus qui affecte, en particulier en France, la pensée de gauche. Née dans le sillage des Lumières, celle-ci se condense dans la devise de la République : liberté, égalité.

Liberté d'abord : le transformation du sujet en citoyen que proclame la Révolution française en fait un mot-emblème. Elle est le synonyme d'émancipation, elle se formule dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, elle se concrétise dans la démocratie libérale représentative qui s'instaure progressivement tout au long du XIX° siècle.

Egalité ensuite et là, des ambiguïtés surgissent. La déclaration de 1789 est claire, il s'agit d'égalité en droit, autrement dit de mettre un terme aux hiérarchies de naissance des sociétés d'ordres. Mais dès les années 1830, l'idée d'une transformation sociale abolissant les inégalités de fortune et de condition paraît. "Les révolutions sociales ont pour but de changer la base même de la société", écrit le publiciste républicain Laponneraye en 1835. Cette ambition coïncidant avec les effets de la révolution industrielle et la formation du prolétariat ouvrier, le projet d'institution d'une justice sociale qui constituerait la véritable égalité va se concrétiser dans le socialisme et, au tournant du XIX° siècle, cette inflexion va se trouver un théoricien et un concepteur de génie en la personne de Karl Marx.

Insensiblement, une fissure apparaît donc entre l'idéal de liberté individuelle et l'exigence d'égalité sociale. L'exercice de la liberté souligne nécessairement les inégalités liées tant à la diversité des personnalités et des capacités qu'aux conséquences de la condition sociale. Vouloir le corriger va devenir l'objectif de la pensée de gauche et là, les méthodes envisagées vont diverger : ou promouvoir une nouvelle révolution visant à instituer une société égalitaire, ou tenter le compromis entre le libéralisme (issu de la Révolution française de 1789) et le combat contre les inégalités par la mise en place d'une série de réformes. Le XX° siècle va être traversé par cette double expérience.

 

Qu'en est-il en ce début de XXI° siècle? Le premier constat est que le modèle révolutionnaire a échoué. Karl Marx avait admirablement analysé le capitalisme libéral des années 1860 et fondé une philosophie de l'histoire sur la base d'une théorie de la lutte des classes appliquée aux conditions sociales de son temps, en Europe de l'Ouest. C'est ailleurs, dans un autre contexte, que des disciples peu fidèles tentèrent l'aventure de la révolution prolétarienne, dans un cadre sans grand rapport avec les schémas marxiens, et installèrent en fait de sociétés "sans classe" prétendument collectivistes la dictature d'une nouvelle oligarchie, celle des dirigeants d'un parti unique et de son chef. En 2020, il ne reste rien de ces entreprises, ni en Russie, ni en Chine, ni ailleurs, sinon un modèle autoritaire d'encadrement qui ne tolère aucune contestation et qui demeure, aujourd'hui, au service d'une autre cause.

 En revanche, le réformisme au sein des démocraties libérales (la social-démocratie) a obtenu dans cette même Europe de l'Ouest des avancées sociales durables garanties par l'action des états et de leurs services publics. Mais même cette version du socialisme n'a pas résisté à la débâcle générale qui a suivi l'écroulement des modèles prétendument révolutionnaires, d'autant que les énormes changements induits par les transformations techniques et l'élévation du niveau de vie global ont créé un contexte social sans rapport avec celui qu'avait décrit Marx il y a un siècle et demi.

Il en résulte une profonde confusion. Quarante ans de néolibéralisme prônant que l'intérêt de l'individu prévaut sur celui de la société et que la compétition l'emporte sur la coopération ont discrédité les valeurs libérales et la démocratie représentative. L'explosion de l'individualisme a détruit les solidarités de classe et les formes d'encadrement et de pédagogie que représentaient les partis politiques. Une véritable régression culturelle a rétabli la suprématie de la croyance sur la connaissance, alimentant la défiance généralisée (en particulier à l'égard de la science) et générant ce populisme qui oppose un prétendu peuple aux "élites", autrement dit l'ignorance au savoir. Les retombées immédiates ont été les succès fulgurants de démagogues tels Trump ou Bolsonaro et la diffusion accélérée des théories complotistes, portées par le formidable amplificateur que sont les réseaux sociaux. Au milieu de ce chaos, , le discours traditionnel de la gauche est devenu d'autant plus inaudible qu'il apparaissait déjà déconnecté du réel et les couches populaires qui lui avaient été fidèles l'ont délaissé au profit de celui des populismes conservateurs.

 

Y a-t-il une issue? Peut-on imaginer la renaissance modernisée du compromis social-démocrate? Ce qui menace, dans l'avenir, c'est la crise écologique consécutive aux limites du productivisme et à l'évolution climatique que l'activité humaine accélère. Depuis plus de deux siècles, la promesse de la gauche a été, à la fois, une liberté individuelle accrue et une plus grande égalité sociale, traduite par l'élévation du niveau de vie et fondée sur une abondance croissante. La réponse à la crise exige plus de sobriété et la fin programmée des sociétés de consommation, ce que l'on désigne volontiers aujourd'hui comme l'austérité, vilipendée à gauche… La mise en œuvre des mesures indispensables appelle une action accrue de l'état, autrement dit, le retour de l'autorité. En résumé, le contraire de ce qu'avait été le discours séculaire de la gauche.

On est en droit de douter des chances de ce que d'aucuns nomment, en la souhaitant, la social-écologie, où il faudrait alors, dans la devise républicaine, substituer le mot "discipline" à l'actuel : "liberté".

mardi 1 décembre 2020

le tournant du XXI° siècle.

 

Le tournant du XXI° siècle.

 

Le XVIII° siècle est certes en Europe le temps des Lumières et de la philosophie, mais c'est aussi un tournant essentiel de l'histoire économique : l'institution du capitalisme libéral.s

Depuis la fin du Moyen-âge où il s'était progressivement mis en place parallèlement au développement de l'économie de marché, le capitalisme naissant s'était affirmé sous l'égide d'un pouvoir royal dont il était contemporain. C'est en effet à partir du XV° siècle que se construisent en Europe les états monarchiques qui imposent leur autorité aux vestiges de l'ordre féodal. C'est naturellement que ceux-ci s'instituent protecteurs d'activités génératrices de richesses, d'autant qu'on pense, à l'époque, que la puissance des royaumes se mesure à leur capacité à accumuler du numéraire en exportant des marchandises et en limitant les importations et que cette pratique suppose le développement interne des forces productives. En France, on peut voir sous Louis XIV l'apogée de ce système avec la politique du ministre Colbert, qui énonce  que "les compagnies de commerce sont les armées du roi et les manufactures ses réserves".

Aussi efficace soit-elle apparue, cette combinaison plaçait le capitalisme sous tutelle étatique et bridait ses initiatives en subordonnant le dynamisme des intérêts privés à l'intérêt collectif qu'était censé incarner l'état royal. Aussi, lors du grand mouvement d'émancipation revendiquant la liberté et l'affranchissement de l'individu qui traverse le XVIII° siècle, le monde économique vise lui aussi à l'indépendance. En se dégageant de toute subordination au pouvoir politique, le capitalisme libéral se donne le moyen de n'obéir qu'à sa logique propre : l'initiative privée en quête de profits, l'accumulation d'un capital financier qu'on peut réinvestir pour accroître le volume des affaires, enfin, la rémunération salariée du travail. Il crée ainsi les conditions d'une croissance productiviste exponentielle qui va générer un développement économique sans précédent et doter les sociétés occidentales d'un niveau de vie jamais atteint, reposant sur une consommation toujours accrue. Son rapport à l'Etat a pris la forme d'une sorte de compromis, facilité du fait que ce dernier s'est lui aussi assoupli sous la forme des démocraties représentatives : l'Etat soutient l'action des forces économiques et n'intervient (modérément) que pour faire respecter les règles d'un bon fonctionnement ou le maintien de la paix sociale.

Ce dispositif a fonctionné presque trois siècles quand, à l'aube du XXI°, une série de problèmes se sont brutalement posés.

D'une part, dans le sillage des formidables progrès techniques engendrés par la révolution numérique et suite à l'échec sans appel des modèles alternatifs s'inspirant de l'idéologie socialiste du XIX° siècle, le système s'est emballé à l'appel de théories radicales poussant le libéralisme à ses extrêmes limites. La mondialisation néolibérale, après d'indiscutables succès, s'est révélée génératrice de désordres, de crises, d'explosion des inégalités et a vu se constituer de gigantesques monopoles asphyxiant toute concurrence et s'avérant plus puissants que les états eux-mêmes. Cette dérive a d'autre part coïncidé avec l'émergence de périls mettant en cause jusque l'avenir de l'humanité : dérèglement climatique, épuisement des ressources naturelles, doublement de la population mondiale en l'espace de trois générations, et il a bien fallu convenir que la conduite de l'économie productiviste en était largement la cause (émission de gaz à effet de serre, exploitation démesurée de la nature, absence de régulation remplacée par la course effrénée au profit à court terme). A cela, s'est ajoutée l'énorme perturbation de l'épidémie de Covid 19. La perspective d'un réexamen de fond s'est insidieusement imposée parmi les plus lucides des gestionnaires du capitalisme mondial.

 

Il faudrait être plus attentif aux débats du forum annuel de Davos, en Suisse, où se rencontrent grands patrons, économistes, responsables politiques qui constituent l'élite du monde économique. C'est là qu'a percé le thème du great reset, expression qu'on traduit un peu lourdement comme la "grande réinitialisation". Officiellement, il s'agit d'une remise à plat du système monétaire mondial et de la recherche d'orientation pour résoudre la question des dettes, mais derrière, d'autres préoccupations se profilent qui se résument dans le discours introductif : "afin d'assurer notre avenir et de prospérer, nous devons faire évoluer notre modèle économique et placer les humains et la planète au cœur d’une création de valeur mondiale. S'il y a une leçon essentielle à tirer de cette crise, c'est que nous devons placer la nature au cœur de notre mode de fonctionnement. Nous ne pouvons tout simplement pas perdre plus de temps". En fait, le capitalisme prend en compte l'écologie et envisage donc de rompre avec la croissance productiviste qui avait caractérisé les siècles de l'ère libérale.

C'est un véritable changement de civilisation qui s'annonce là, un formidable ébranlement pour les peuples abreuvés depuis un siècle aux facilités et au toujours-plus des sociétés de consommation. C'est la promesse de convulsions sociales car, évidement, ce sont les plus modestes et les plus précaires qui seront les premiers touchés. Pour mener à bien les mesures de l'écolo-capitalisme, en garantir les profits et contenir la contestation, il faut de nouveau un état fort. Cela suppose un nouveau pacte entre l'économique et le politique où celui-ci reprend la main. Le nouveau capitalisme doit être prêt à accepter de servir les intérêts et les plans de l'Etat en échange de sa protection et de son appui. Le modèle existe déjà : en Chine.

Nous entrons sans trop nous en apercevoir dans un remaniement aussi important que le fut le tournant libéral du XVIII° siècle, mais en sens inverse. L'ennui, c'est que le libéralisme politique sombre avec son homologue économique. L'état autoritaire revient et il sait comment obtenir la docilité des populations : par la peur. Dans un monde ultra-surveillé grâce aux instruments qu'offre le progrès technique, nul ne pourra se dérober. La peur fait taire les récriminations et les révoltes : il suffit de voir combien même les Français, réputés pour leur indiscipline, se sont pliés aux contraintes générées par la pandémie de 2020 pour s'en convaincre.

dimanche 15 novembre 2020

 

Trump est battu, mais le trumpisme demeure.

 

Ceux qui ergotaient sur le sens du mot "populisme" doivent être éclairés après l'élection présidentielle américaine de novembre 2020. Certes, Joe Biden a gagné, mais Donald Trump a cumulé le vote de 70 millions d'Américains, record jamais atteint par un candidat républicain et qui relativise fortement sa défaite. Le bilan présidentiel de Trump n'étant pas spécialement exaltant, il s'est passé là autre chose, qui ne concerne pas les seuls Etats-Unis.

Le monde traverse depuis trois décennies une série accélérée de transformations qui bouleversent profondément les sociétés, en particulier dans les pays dits développés. La percée et la rapide expansion d'innovations technologiques dans le domaine des communications, l'unification économique du monde qui en a été l'une des conséquences, le dérèglement de l'économie légitimé par l'idéologie néolibérale et générateur d'un accroissement des inégalités, ont rendu caducs les cadres politiques et sociaux mis en place au siècle dernier. Les délocalisations, les progrès de la robotique ont fait disparaître quantité d'emplois non qualifiés, en particulier dans l'industrie. Il s'en est suivi un profond désarroi affectant particulièrement ces classes moyennes, qui n'avaient cessé de se développer dans la seconde moitié du XX° siècle au rythme de la croissance et de l'élévation du niveau de vie et d'éducation, et qui ont dès lors vécues dans l'angoisse du déclassement et des incertitudes de l'avenir. Choc supplémentaire, la pandémie du Covid 19, achevant de désorganiser les structures économiques, a débouché sur l'imprévisible.

Il en a découlé une défiance généralisée à l'égard des institutions et la dévalorisation brutale de l'idéologie du progrès, fondement essentiel des démocraties libérales depuis la fin du XVIII° siècle. Et, par voie de conséquence, un boulevard ouvert aux démagogues de tout poil, prompts à rallier autour d'idées simplistes et de slogans mobilisateurs la foule des désorientés et des perdants. Le thème général était limpide : le peuple s'est fait confisquer le pouvoir par les élites, à lui de le récupérer. Le populisme prenait corps, dénonçant la démocratie libérale comme un "système " corrompu et oligarchique à abattre. C'est de cette manière que Donald Trump a gagné l'élection de 2016. Il vient de démontrer en 2020 que la méthode est toujours efficace. Trump est écarté, mais le trumpisme prospère.

Or, le problème n'est pas spécifique des Etats-Unis. En France, il prend la forme du clivage décrit par les politologues entre le monde des métropoles, relativement bien intégré, et la périphérie (on disait autrefois la province) qui se sent décalée, sinon abandonnée. Le mouvement des "gilets jaunes", l'année passée, en a témoigné. Il est à craindre qu'il réapparaisse amplifié par le séisme social induit par la pandémie. Au sentiment de déclassement se joint l'effet accru de la fracture culturelle entre diplômés et catégories moins éduquées plus perméables aux discours simplificateurs. Un émule français de Trump en ferait son profit.

Existe-t-il? Pour le moment, non. Jérôme Fourquet directeur du département opinion de l'IFOP et auteur de la remarquable étude "l'archipel français"*, qui décrit l'éclatement de la société en groupes centrés sur leur intérêt propre, fait le point sur la question dans un récent entretien accordé au "Monde"**. Présentant Marine Le Pen comme l'expression actuelle d'un populisme à la française qui a su capter le vote ouvrier après la disqualification de l'espérance communiste, il souligne que le score réalisé cette fois encore par Donald Trump est hors de sa portée. Mais est-ce définitif? Un autre leader peut surgir, de nouvelles convergences sont possibles. Elle existent déjà sur l'Europe, l'antilibéralisme, le repli nationaliste travesti en "souverainisme" ; elles s'esquissent face à la menace de l'islamisme radical même si c'est au prix d'un revirement précipité. La confluence entre le populisme démagogique de droite et un certain populisme idéologique de gauche n'est pas impensable. Elle créerait le socle électoral producteur d'un Trump français.

Est-ce inéluctable? Là encore, ce qui va se passer aux Etats-Unis est riche d'enseignements Mais il reste à craindre que le clivage social qui fait le lit des populismes perdure. A la lutte des classes telle que la décrivait Marx dans le monde du XIX° siècle et qui justifia au XX° siècle les expériences communistes se substitue un autre modèle : le "peuple" contre les "élites". Il risque fort d'aboutir aux mêmes résultats : l'instauration de dictatures totalitaires dirigées par des autocrates installés à vie. Espérons qu'il n'est pas trop tard pour défendre encore l'idéal exprimé en 1789 dans la Déclaration des droits de l'homme et qui a fondé depuis deux siècles, dans le monde occidental, la démocratie libérale représentative.

 

  • J. Fourquet. L'archipel français. Naissance d'une nation multiple et divisée? Seuil. 2019

** "Le Monde" 12 novembre 2020.

samedi 24 octobre 2020

Dire les choses telles qu'elles sont.

 

Dire les choses telles qu'elles sont.

 

Il aura fallu l'horrible meurtre de Conflans Ste Honorine pour qu'on sorte enfin des atermoiements politiques et des préciosités de langage. Il y a peu encore, mettre en garde contre les agissements de l'islamisme radical où dénoncer l'ambiguïté de certains propos valaient d'encourir l'accusation d'islamophobie et la réprobation d'intellectuels "engagés" dont on constate surtout, actuellement, le silence. En revanche, le tragique des événements fait que des personnalités qui donnaient l'alarme et qui se voyaient alors vertement critiquées retrouvent une soudaine audience. Comme quoi le réalité finit toujours par s'imposer…

Certes, il faut plus que jamais se garder de l'amalgame et faire la différence, mais il est tentant de rappeler à tous ceux qui accusaient les lanceurs d'alerte de stigmatiser les musulmans que ce sont précisément les fanatiques qui discréditaient une communauté religieuse qui, par la voix de personnalités respectées, les a ces jours derniers radicalement rejetés.

Ce n'est pas l'auteur de ce blog qui s'en plaindra et je voudrais rappeler là que je souligne depuis des années le rôle néfaste de la confrérie des Frères musulmans, qui me paraît responsable de ce que l'islamomogue Gilles Kepel nomme le "djihadisme d'atmosphère"*, cette imprégnation culturelle insidieuse qui affecte en particulier une jeunesse en quête d'identité.. Un récent sondage de l'IFOP révèle que 45% des musulmans de moins de 25 ans pensent que l'islam est incompatible avec les valeurs de la République.

Au risque de me répéter je reproduirai ici ce que j'écrivais dans ma contribution du 22 mai 2015, quand je rappelais ce que recouvrait l'idéologie du mouvement créé en Egypte, en 1927, par l'instituteur Hassan el-Banna pour combattre l'occidentalisation et revenir à ce qu'il considérait comme les valeurs fondamentales de l'Islam.

 Les 50 propositions formulées en 1947 par El-Banna traduisent ce rejet radical du modèle et des valeurs de l'Occident.  Sont condamnées la laïcité, qui est le masque de l'athéisme, la démocratie, qui prétend que la loi des hommes peut se substituer à celle de Dieu, la liberté individuelle, qui autorise le reniement et l'apostasie. El-Banna leur oppose le projet d'un état islamique régi par la charia, imposant une stricte discipline morale, interdisant la mixité, la danse, la publication de textes contraires à l'islam, intentions qui ne peuvent à l'époque que satisfaire les fondamentalistes wahhabites du Golfe et de la Péninsule arabique, futurs bailleurs de fonds de la confrérie. Parallèlement, la secte se structure au plan politique au point d'apparaître en 1949 à un éditorialiste du "New-York Times" comme "un mouvement à connotation mystique et fasciste".

C'est aussi le moment où les Frères musulmans s'organisent au plan international au sein du monde arabe sunnite, constituant un réseau qui ne cessera de s'étendre et qu'on a comparé à l'Opus Dei catholique, sinon à la Franc-Maçonnerie. L'objectif final sera clairement énoncé par Sayyed Qotb, véritable idéologue du mouvement : l'islamisation du monde entier et sa soumission à la charia, réalisation inéluctable de la volonté d'Allah.

 

Comme l'a déclaré en juillet dernier Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure de la commission sénatoriale sur les réponses apportées à la radicalisation islamiste,  « les Frères musulmans cherchent à imposer leurs vues par des réseaux d'associations, par la recherche de la reconnaissance par les pouvoirs publics et par l'entrisme sur les listes présentées aux élections, comme l'ont montré les municipales de 2020 ». Et de poursuivre : « Ils cherchent à déstabiliser notre société, et à se faire reconnaître le droit de régenter la vie des personnes de confession musulmane, pour les isoler. » Le constat est sans appel et le terme de "séparatisme" ne paraît pas à ce propos contestable.

Il faudrait qu'à une heure de grande écoute, à 21 heures par exemple, une chaîne de la télévision publique, en présentant un reportage-documentaire très circonstancié, éclaire l'opinion sur les manœuvres de ce qu'il faut bien appeler une secte et rappelle qu'elle inspire aussi la politique ce certains états, à commencer par la Turquie de R.T. Erdogan.

 

* Tribune dans "Le Monde" du 21 octobre 2020.

lundi 28 septembre 2020

Signe des temps

 

 

Signe des temps.

 

La revue "Le Débat", qui était depuis 40 ans - comme son nom l'annonçait bien - l'une des plus remarquables tribunes de l'activité intellectuelle en France va cesser de paraître. L'an dernier, c'était "Les temps modernes", la revue fondée par Jean-Paul Sartre, qui publiait son dernier numéro. Est-ce un signe des temps nouveaux ? Mais alors il n'est pas très encourageant car lorsque des lumières s'éteignent, cela signifie que l'obscurité grandit.

 

On peut certes invoquer le changement de génération : les fondateurs du "Débat", restés ses actuels animateurs, ont entre 74 et 88 ans, mais il est surprenant qu'ils n'aient pas trouvé de relève et de continuateurs et c'est ce qui est inquiétant. Ils s'en expliquent d'ailleurs dans l'ultime numéro : la curiosité encyclopédique s'est émoussée dans le milieu intellectuel au profit d'une spécialisation accrue, surtout, l'esprit d'ouverture propice au débat d'idées a reculé face aux radicalisations et à cette sorte d'intolérance qui fait désigner tout contradicteur comme un imbécile ou une crapule. Les réseaux sociaux y sont pour beaucoup, où l'invective annihile toute discussion et où le slogan se substitue à la réflexion.

Les fondateurs du "Débat" étaient extrêmement représentatifs d'une époque. Ils étaient trois, l'historien Pierre Nora, issu d'une bourgeoisie parisienne de tradition intellectuelle, le philosophe Marcel Gauchet, fils d'un cantonnier normand et d'une couturière et parfait exemple de cette promotion par l'instruction qu'avait su mettre en place l'école publique des IIIème et IVème Républiques, enfin Krzysztof Pomian, universitaire polonais venu chercher en France le climat de liberté de pensée et d'expression qui lui était refusé dans son pays. Leur projet était bien la création d'une tribune où des sensibilités différentes pouvaient s'exprimer et ils faisaient ainsi implicitement confiance à l'esprit critique et à l'intelligence de leurs lecteurs.  Se faire une opinion supposait s'informer et comparer des options diverses sans qu'un préalable anathème ait rendu tout examen inutile. "Le Débat" est né en 1980, au moment où vacillaient les grands discours idéologiques qui avaient dominé le XX° siècle et où s'achevait ce "désenchantement du monde", décrit par Marcel Gauchet, qui conduisait le religieux à se réduire à un engagement personnel et privé hors de la sphère publique.

 

Effectivement, l'esprit du temps a changé. Beaucoup de facteurs y ont contribué, des excès du capitalisme néolibéral à l'apparition d'Internet où n'importe qui peut dire et diffuser n'importe quoi sous couvert de l'anonymat, d'un retour de l'obscurantisme et (dans le cas français) à la régression du système éducatif. "Le Débat" meurt d'un déficit de lecteurs, ceux qui lui restaient étaient d'un autre âge.

Il suffit pour comprendre cette rupture de constater quelques faits marquants. Qu'en est-il du désenchantement du monde quand l'on voit revenir en force l'intolérance des fondamentalismes religieux? L'islamisme radical, l'ultra-orthodoxie juive, le fanatisme hindou sévissent dans le monde. Même les souriants bouddhistes massacrent méthodiquement les musulmans de Birmanie. Et dans l'espace de tradition chrétienne, celui où Marcel Gauchet croyait découvrir une religion offrant la perspective d'une sortie de la religion, le courant évangélique progresse, soutenant les pires dérives populistes et l'élection d'un Trump ou d'un Bolsonaro. Qu'en est-il, en France, de cette méritocratie républicaine qui ouvrait aux enfants du peuple la possibilité d'une ascension sociale et intellectuelle quand on constate qu'il n'y a plus que 1,1% des polytechniciens qui sont d'origine ouvrière ? Et quelle faillite du système éducatif ce constat révèle-t-il ? D'une manière quelque peu méprisante, l'historien François Cusset, proche de l'extrême-gauche, commente la fin du "Débat" comme "l'échec d'une certaine pensée française repliée sur elle-même, salonarde et à l'éthos grand-bourgeois complètement décalé par rapport à l'époque". Hors l'insolite du propos quand on connaît les origines sociales de M. Gauchet, le jugement souligne l'anachronisme de la démarche de la revue. Peut-on vouloir débattre librement dans une société de défiance où près d'un quart des citoyens se méfie des vaccinations, prête l'oreille aux plus invraisemblables bobards et opposent le "vrai peuple" aux "élites"?

La fin du "Débat" signe bien la fin d'une époque, celle de la prépondérance de l'écrit. Commence celle de la prépondérance de l'écran.

samedi 5 septembre 2020

Ensauvagement?

 

 

Ensauvagement ?

 

Il a suffi d'un mot du ministre de l'Intérieur pour déclencher l'une de ces polémiques dont le monde politico-intellectuel français a le secret : "l'ensauvagement" d'une partie de la société. Sans vraiment discuter du fond, des voix se sont élevées pour dénoncer un terme qui, selon elles, relevait du vocabulaire de l'extrême-droite et dont aurait usé Mme Le Pen. A cette aune, il faudrait aussi bannir, par exemple, "rassemblement" vu que le mouvement de Mme Le Pen en a fait son étendard. Et c'est oublier que voici vingt ans, M. Chevènement, qui n'est pas particulièrement de la droite radicale, avait risqué le terme de "sauvageon" pour désigner les mêmes éléments sociaux... Une fois de plus, on touche à la difficulté d'appeler les choses par leur nom, avec le risque bien réel d'escamoter les problèmes.

Parce que le problème, il est bien là et si l'on ne veut pas du terme "ensauvagement", osons celui de "régression". Depuis une vingtaine d'années, un ensemble de comportements a révélé une véritable fracture qui a rejeté une partie non négligeable de nos contemporains, souvent jeunes, dans la récusation radicale des règles de la vie sociale et un recours grandissant à la violence et à la rébellion. Est-ce un effet du confinement? On a vu se multiplier ces derniers temps des actes d'agressivité d'une extrême brutalité entraînant parfois la mort, contre des conducteurs de bus rappelant l'obligation légale du port du masque, contre des représentants des forces de l'ordre lors de contrôles routiers, contre des pompiers, du personnel de santé, quand ce n'était pas de manière totalement gratuite. La gendarmerie a enregistré une étonnante recrudescence des excès de vitesse sur route, comme si rouler à 140 km/h sur des voies où la vitesse est limitée à 80 km/h était à la fois une affirmation d'insoumission et de liberté. A cela se sont ajoutées des attitudes transgressives à caractère collectif dont les manifestations "anti-masque" ont été les plus voyantes et plus que jamais, les réseaux sociaux se sont fait les vecteurs de rumeurs et de théories complotistes plus délirantes les unes que les autres. Si l'on recule devant le mot "ensauvagement", c'est pourtant à cela que la réalité ressemble.

 

Cette inquiétante dérive n'est peut-être que l'aspect extrême de l'individualisme intégral qui a imprégné nos sociétés depuis près d'un demi-siècle et sapé les fondements des démocraties libérales. Sous la pression d'un ultralibéralisme libertaire, les valeurs traditionnelles, les solidarités, le respect des autres, ce que George Orwell nommait la "common decency" se sont évaporés au profit du "moi d'abord". L'individu s'est d'abord senti dévoué à lui-même, au delà de tout altruisme. Parallèlement, toute forme d'autorité a été récusée comme manifestation d'oppression insupportable.

Dans un tel contexte, le concept de citoyen n'a plus aucun sens. La défiance se généralise, envers les élus, les médias, les experts, la science. La démocratie représentative devient le "système" qu'il faut abattre pour lui substituer une improbable démocratie directe. L'individu souverain se targue d'une sorte de connaissance infuse qui l'autorise à clamer "qu'on ne la lui fait pas" et qu'il ne se laissera pas manipuler ni soumettre. Par qui? Par toutes les forces occultes qui agissent dans l'ombre, que démasquent les informations des réseaux sociaux et qui s'incarnent dans les "élites", catégorie vague aux contours incertains.

L'atomisation de la société a érigé  l'ignorance, associée à la suffisance, en forme de connaissance réduite à des slogans. Dans de telles conditions, le coup de poing (sinon de couteau) peut devenir la réponse légitime à tout rappel à un ordre collectif.

Il n'est pas excessif de décrire cela comme un retour à l'état sauvage!

 

La vraie question est plutôt de se demander comment on en est arrivé là. Et peut-être faut-il s'interroger sur l'évolution des principes d'éducation depuis un demi-siècle. Quand ils créèrent l'école publique, les démocrates du XIX° siècle visaient à  former de futurs citoyens. Il s'agissait d'instruire suffisamment les enfants du peuple pour les doter de moyens de réflexion, de la possibilité d'exercer un esprit critique propre à les arracher à tout endoctrinement. Cela se faisait d'une manière certes exigeante, mais qui entretenait dès l'enfance l'idée que tout acquis est le résultat d'un travail et que toute connaissance est le fruit d'un apprentissage, ce qui impliquait l'autorité du maître.

Après le Seconde Guerre mondiale et sous l'influence de l'ultralibéralisme sociétal qui s'imposait peu à peu, l'éducation des enfants est passée du système quelque peu contraignant exaltant l'effort à la recherche de l'épanouissement de la personnalité, dans le climat d'une école quasi-ludique, où le souci de ne pas réprimer s'est associé à celui de limiter les exigences.. L'accomplissement de l'individu s'est substitué à la formation du citoyen.

Peut-être en payons-nous aujourd'hui les conséquences.

 

 

 

 

 

 

 

lundi 10 août 2020

L'Europe à un tournant?

 

L'Europe à un tournant?

 

Il faut se garder de prédire, mais à peu près tous les commentateurs s'accordent pour voir dans les décisions prises par l'Union européenne, fin juillet 2020, un tournant d'envergure. Un accord sur le budget pluriannuel, un plan de relance de 750 milliards d'euros révèlent une soudaine solidarité et des convergences que nul n'aurait sérieusement augurées il y a encore quelques mois. Certes, nécessité fait loi et la crise sanitaire impose des mesures immédiates, mais effectivement, au lendemain du Brexit et face à des conditions géopolitiques nouvelles et inquiétantes, n'est-ce pas le signe d'une relance du projet unitaire européen?

 

Depuis quinze siècles, les peuples d'Europe ont constamment balancé entre une aspiration à l'unité et l'affirmation de spécificités autochtones. Là, l'Histoire s'avère peut-être éclairante.

L'Europe est née des mouvements migratoires (que nous nommons de manière assez péjorative "grandes invasions") qui ont entraîné au V° siècle l'écroulement de l'Empire romain d'Occident. Rome avait construit, en plusieurs siècles, un remarquable ensemble politico-territorial allant du cours de l'Euphrate aux confins de l'Ecosse et au delta rhénan, mais, précisément, sa civilisation centrée sur le monde méditerranéen s'adaptait mal aux conditions propres de climat et d'environnement des régions de l'hinterland continental. Sans doute faut-il y voir une raison de l'arrêt des conquêtes, au II° siècle, et l'établissement de cette frontière (le limes) le long du Rhin et du Danube. Or, même s'ils défendaient leur indépendance face à l'impérialisme romain, les peuples que les habitants de l'Empire appelaient "barbares" admiraient ce monde de prospérité et de civilisation et rêvaient de s'y intégrer. C'est ce qu'ils feront au V° siècle quand, franchissant le limes, ils se répandront dans la partie occidentale de l'Empire, unifiant un territoire allant de la Baltique à la Méditerranée. La chute de l'Empire romain, c'est la naissance de l'Europe même si personne n'en a conscience alors.

 

Or, même si les chefs germaniques ont éclaté le territoire en domaines aussi instables que multiples, le souvenir de l'Empire romain perdure. Signe de son prestige maintenu, les Barbares se sont convertis à ce qui fut son ultime ciment culturel, le christianisme, et son organisation, l'Eglise romaine, demeure un facteur unitaire. Au VIII° siècle, quand la menace de l'expansion de l'Islam se précise, l'Europe se trouve une première identité en s'affirmant la Chrétienté, dont le pape apparaît naturellement le chef spirituel, sorte de symétrique de l'empereur d'Orient qui maintient à Constantinople la continuité de la romanité antique. Et comme il lui manque la puissance temporelle, la papauté restaure, en 800, l'Empire d'Occident en la personne du roi des Francs Charlemagne.

Entreprise prématurée. Le type de société, la situation économique, l'immensité du territoire à administrer sont au dessus des moyens d'un souverain du IX° siècle. L'Empire carolingien est éphémère, mais, alors que se développe la dispersion territoriale féodale, mieux adaptée aux réalités du temps,  le rêve impérial va subsister sous une forme symbolique dans l'espace germanique du  Saint-Empire. L'espoir d'unifier l'Europe telle qu'elle l'était sous l'autorité des empereurs romains n'est pas éteinte.

 

Elle traverse le Moyen-âge, reprise vainement aux XI° et XII° siècles par les papes Grégoire VII et Innocent III, qui se heurtent aux souverainetés monarchiques naissantes et à la résistance de l'empereur germanique. La dualité historique de l'Europe se met alors en place : nostalgie de l'unité perdue et réalité de la division en états constitués autour de dynasties royales, naissance et croissance des identités nationales et conscience maintenue d'une homogénéité culturelle concrétisée par le catholicisme romain, surtout après que le schisme de 1054 ait définitivement séparé l'Eglise d'Occident de l'Orthodoxie grecque. En ce sens, le XVI° siècle va se révéler un tournant capital, produisant simultanément l'ultime tentative de reconstitution de l'Empire continental et la rupture de l'unité religieuse portée par la Réforme protestante.

 

Empereur germanique, souverain par le jeu de multiples héritages de l'Espagne, des Pays-Bas, d'une grande partie de l'Italie, Charles de Habsbourg (Charles-Quint) croit pouvoir restaurer l'empire de Charlemagne. Il échoue face à la résistance tenace du roi de France, d'autant qu'il se heurte à l'énorme facteur de division qu'est le rejet, par presque la moitié de l'Europe, de l'autorité du pontife romain. L'émergence durable d'entités étatiques, porteuses en germe d'identités nationales, se double de l'affirmation d'indépendance des Eglises nouvelles. Il en ressort dans l'immédiat un siècle de guerres religieuses furieuses qui, au terme de la plus dévastatrice, la guerre de Trente-Ans, aboutit au compromis des traités de Westphalie de 1648, divisant le continent en souverainetés reconnues concrétisées par des frontières et incarnées dans la personne des rois.

 

L'Europe westphalienne, fractionnée en états, a duré du milieu du XVII° siècle au milieu du XX°. Fondée originellement sur des dynasties héréditaires, elle a connu une métamorphose à la fin du XVIII° siècle, quand la Révolution française a substitué la souveraineté du peuple à la volonté divine comme base de l'autorité politique. La division de l'Europe en souverainetés rivales en avait fait un champ de bataille permanent des rois, la substitution du peuple au droit divin en fera l'affrontement des nationalismes, dont l'acmé sera les terribles guerres de la première moitié du XX° siècle, qui réduiront le continent en cendres et le mettront à la merci de puissances extra-européennes. C'est de la prise de conscience de ce désastre que renaîtra une espérance unitaire.

Née dans les années 1950, l'idée européenne a eu du mal à se concrétiser tant le poids de l'histoire et la réalité des spécificités nationales la grevait. Elle a néanmoins progressé, non plus rêve d'empire, mais association d'états souverains unis tant par une convergence d'intérêts que par une volonté d'entente transcendant définitivement les funestes conflits d'hier et qui devrait logiquement conduire à une sorte de confédération. Les résistances ont été multiples et elles sont toujours présentes, le nationalisme s'étant trouvé un nouvel écho au sein des divers populismes, mais ce qui vient de se passer fin juillet annonce peut-être un nouveau tournant. Ce n'est certes pas le couronnement de Charlemagne, mais c'est peut-être le véritable  et définitif dépassement de l'ordre westphalien. Le proche avenir le dira car le monde change en ce moment si vite que le temps des tergiversation est passé.

 

jeudi 23 juillet 2020

Dérives


Dérives.

Le féminisme est une démarche noble et légitime. En militant pour la reconnaissance de l'égalité dans la différence, il vient corriger le postulat millénaire d'une prétendue supériorité masculine (le patriarcat), sacralisée par les monothéismes qui ont fait du Dieu unique et créateur un principe masculin (le Père) et écarté de l'espace divin toute déité féminine. Il vient protéger la femme des entreprises des prédateurs sexuels qui abusent d'une position de pouvoir pour laisser leurs pulsions élémentaires submerger toute forme de civilité, comme l'a montré, suite à l'affaire Weinstein aux Etats-Unis, l'émergence du site "MeToo". Hélas! Il n'a pas fallu long temps pour que surgissent alors les radicalités, comme toujours déviantes et destructrices et dont, en France, le site "Balance-ton-porc" a été l'exemple, véritable appel à la délation et porte ouverte aux ressentiments et aux haines recuites, quand ce n'est pas aux manipulations politiciennes.
En ce sens,les diatribes dont sont victimes en France deux ministres, MM. Darmanin et Dupond-Moretti, sont révélatrices. Nous avons déjà ici évoqué le cas Darmanin. Voici une personnalité de premier plan accusé d'un viol qu'il aurait commis il y a une dizaine d'années, quand il était Maire de Tourcoing. La justice ayant été saisie, deux classements sans suite et un non-lieu n'y ont rien fait et une relance en appel, justifiée semble-t-il par un vice de forme, permet à nouveau d'alimenter la suspicion et de faire campagne. Or, étrangement, nul ne s'attarde sur la personnalité pour le moins trouble de l'accusatrice, ex call-girl condamnée pour harcèlement et chantage, et qui tentait précisément de contacter le Maire pour trouver un appui ou une protection face à ce jugement! Suggérait-elle une compensation en nature que M. Darmanin aurait eu la faiblesse d'accepter et qui permettrait aujourd'hui une autre forme de chantage? Apparemment, personne ne paraît se poser la question.
Le cas de M° Dupond-Moretti est encore plus exemplaire. Nul soupçon de prédation sexuelle, là, mais des propos que nos militantes radicales jugent insultants ou misogynes! Certes, on sait que le grand avocat n'a pas la langue dans sa poche et qu'il ne déteste rien de plus que les censures et les préciosités langagières du "politiquement correct", mais le fait d'appeler un chat un chat est-il devenu dans nos sociétés douillettes un acte délictueux? On peut supposer que pour M° Dupond-Moretti, un aveugle n'est pas un mal-voyant ou un imbécile un mal-comprenant et nous laissons au lecteur le soin de deviner par quel mot il traduirait l'anglicisme "call-girl", mais est-ce là une preuve de mépris ou un souci de vérité, n'en déplaise aux militantes radicales?
A prendre au pied de la lettre le féminisme radical, c'est la sexualité elle-même qui est condamnable, prélude à un néo-puritanisme. Comment interpréter la déclaration de l'universitaire américaine Marilyn French quand elle écrit que "les hommes sont engagés dans une guerre mondiale contre les femmes" sinon comme l'appel à la prohibition de toute relation entre les uns et les autres? Le 16 juillet dernier, le journal "Le Monde" a publié quatre tribunes sur la question : deux défendant les thèses radicales, deux prenant leurs distances relativement à celles-ci. Les premières associaient un texte assez général, signé par 91 intellectuelles de divers pays du monde (dont on peut s'interroger sur l'étendue précise des connaissances qu'elles avaient du contexte français), à un propos de Mme Rachida Dati, qu'on avait connue  mieux inspirée et qui était en fait une pique dirigée contre le Président Macron. Parmi les deux autres, l'une rappelait judicieusement que les réseaux sociaux et les campagnes de presse n'ont pas à se substituer à la justice, la suivante, signée de Mme Noëlle Lenoir, juriste, membre honoraire du Conseil constitutionnel, dénonçait précisément les dérives radicales. "Il est temps, concluait-elle, que nous réagissions et que les responsables politiques attachés à notre modèle de vivre-ensemble s'expriment sans crainte pour défendre, contre le sectarisme, notre héritage des Lumières".
Ne soyons pas naïfs. Les attaques actuellement dirigées contre deux personnalités ministérielles ont pour but réel d'affaiblir le gouvernement et leurs protagonistes font flèche de tout bois. Mais ce qui est inquiétant, c'est l'argumentaire dans lequel ils puisent. Il n'est pas admissible que le combat contre le patriarcat ou la défense des femmes face à toute violence soient confisqués à des fins politiciennes. On ne dira jamais assez combien les dérives radicales sont préjudiciables à ce qu'elles prétendent assumer. L'ultralibéralisme a abîmé le libéralisme et perverti la démocratie, ouvrant la porte aux populismes, à l'installation en Europe de régimes "illibéraux", consolidant ailleurs le pouvoir d'oligarchies autoritaires. L'ultraféminisme discrédite le féminisme authentique, donnant aux divers réactionnaires des arguments pour le dénigrer. Il doit être démystifié, à l'image de tous les sectarismes.

mardi 14 juillet 2020

Le vrai sens des mots.



Le vrai sens des mots.
Revenir au sens exact des mots communément employés peut être très éclairant, parfois même explicatif. Trop de termes sont devenus approximatifs, avec un sens si dérivé qu'on déforme ou obscurcit le propos. Ainsi en est-il de "racisme", dont on oublie qu'il désignait à sa création, au XIX° siècle, une idéologie fondée sur des considérations se voulant scientifiques qui postulaient l'existence de races humaines aux capacités inégales. Démenties depuis longtemps, ces théories n'ont plus aucun défenseur et ce qu'on nomme "racisme", en France, actuellement, est plus un condensé de xénophobie, d'incompatibilité culturelle, de méfiance (et parfois de bêtise) que d'affirmation idéologique. L'extension du terme est si excessive qu'on en vient à proférer des absurdités du type "racisme anti-jeune" ou "racisme anti-musulman", comme si ces catégories relevaient d'une définition ethnique!
Mais l'étude d'un autre mot, "révolution", peut s'avérer édifiante à la lumière de l'histoire récente. En 1989, quand on célébrait le deux centième anniversaire de la Révolution française, le grand linguiste Alain Rey s'y était attelé*. Venu du latin volvere, qui induit l'idée d'une courbe, d'un enroulement, "révolution" apparaît au Moyen-âge, en français et en anglais, dans le langage des astrologues et des astronomes (on ne fait pas à l'époque la différence) : il désigne le mouvement cyclique d'un astre et quand le progrès de la science, avec Copernic et Galilée, aura permis d'y voir plus clair, il s'identifiera à une courbe fermée, l'orbite des planètes autour du Soleil. Le sens initial du mot révolution implique donc un mouvement qui ramène à son point de départ.
C'est ainsi qu'il entre en politique dans la langue anglaise, au XVII° siècle, sous la plume d'Edward Hyde, comte de Clarendon, qui, dans son "Histoire de la Grande Rébellion et des guerres civiles en Angleterre", (qui rend compte de ce que nous appelons volontiers la première révolution anglaise, celle qui renverse la monarchie et porte au pouvoir Oliver Cromwell), parle de "révolution" pour désigner... la restauration de la royauté par Charles II, autrement dit, le retour à la situation antérieure. Les événements tumultueux des années 1640/1650 seraient donc comparables au cycle d'un astre qui, au terme d'un long parcours, revient au point d'où il était parti. En 1660, Thomas Hobbes est très clair quand il écrit :"J'ai vu dans cette révolution un mouvement circulaire du pouvoir souverain"**.
Même interprétation pour qualifier, toujours en Angleterre, la déposition de Jacques II en 1688. Cette fois, le mot devient officiel, la "Glorieuse Révolution", qui a permis au Parlement d'écarter un souverain tenté par l'absolutisme et converti au catholicisme a restauré, cette fois, les traditions du gouvernement parlementaire patiemment construites depuis le XIII° siècle. Là encore, il s'agit d'un retour aux sources, le rétablissement d'un état antérieur mis à mal par un pouvoir transgressif. C'est alors que spécialement en français, le mot connaît une extension de sens qui introduit une idée de fracture, véritable inversion puisque au delà de l'acception étymologique impliquant un cycle se refermant sur lui-même, les auteurs français (Montesquieu, Mably, Diderot) conçoivent un modèle clivant, une rénovation, véritable projection en avant dans un inconnu à construire. Les événements d'Amérique et l'institution de la première démocratie moderne viendront confirmer cette interprétation. C'est tout naturellement que les nouveautés de 1789 et l'affirmation de la souveraineté du peuple seront donc d'emblée qualifiées de "révolution". La révolution est devenue une rupture de la continuité historique et cette définition va désormais prévaloir.
Mais à y regarder de plus près, le sens initial ne garde-t-il pas sa pertinence? Considérons la Révolution française : au terme de dix années de tumulte et de violence, le régime que Bonaparte met en place sous le Consulat ne serait-il pas un Ancien Régime amélioré? Certes, plus de droit divin, plus de société d'ordres et de privilèges divers, mais en créant une organisation politique très centralisée s'appuyant sur une administration efficace, la république consulaire ne réalise-t-elle pas ce que la royauté avait rêvé de faire sans y parvenir, le pouvoir royal étant constamment entravé par les reliquats du passé féodal et les autonomies diverses? En ce sens, le rétablissement, avec l'Empire, d'un souverain héréditaire est même un point d'orgue! Certes, demeure l'apport idéologique de la Révolution, la souveraineté du peuple, germe de démocratie, la Déclaration des droits de l'homme, fondement du libéralisme, mais comme l'a montré François Furet***, il faudra presque un siècle pour que ces principes soient réellement mis en oeuvre, sous la III° République, dans les années 1880. En résumé, on pourrait lire la crise révolutionnaire de la fin du XVIII° siècle comme un mouvement cyclique déguisé et l'aboutissement des idées nouvelles prônées en 1789 comme un long cheminement historique étalée sur quatre générations. On est loin d'une brutale rupture.
Les révolutions du XX° siècle ne feraient-elles que confirmer cette lecture? Qu'en est-il de la révolution bolchevique russe de 1917, qui prétendait instaurer le communisme et la société sans classe? Au terme de presque trois-quarts de siècle, le système soviétique s'est comme évaporé et nous avons vu revenir l'entreprise privée et les hiérarchies sociales. Mieux, 70 ans de propagande anti-religieuse au sein d'un état se proclamant athée a abouti à un réveil du christianisme orthodoxe. Les églises sont pleines, on bénit les avions de combat et on introduit même le concept de Dieu dans la nouvelle constitution. D'ailleurs, à bien y regarder, le régime du président Poutine,  ressemble étonnamment à ce tsarisme constitutionnel mis en place par les ministres Witte et Stolypine après les troubles de 1905. Même le chef de l'Etat, s'il n'est plus héréditaire, est à présent installé pratiquement à vie... N'est-ce pas là un mouvement cyclique nous ayant ramené au point de départ?
Et que dire de la révolution maoïste chinoise, décidée non seulement elle aussi à mettre en place le communisme, mais allant jusqu'à vouloir rompre avec des millénaires de traditions culturelles considérées comme des vieilleries? Mao à peine mort, on a vu se réinstaller un capitalisme particulièrement dynamique tandis que le pouvoir, conservant les dispositions autoritaires et ultra-centralisées du régime révolutionnaire, retrouvait des pratiques rappelant les séculaires traditions impériales justifiées par cette éthique confucianiste que Mao avait voulu éradiquer. Là aussi, la pérennité du mandat du chef de l'Etat ajoute à la comparaison avec le passé et fait penser à un mouvement cyclique.
Les révolutions ne sont pas des ruptures, mais plutôt des réajustements intervenant quand les institutions se sclérosent. On ne fait jamais table rase, l'histoire n'avance pas par bonds et les changements apparaissent au terme de longues évolutions qui ne renient jamais complètement un substrat culturel construit de siècle en siècle. Comme quoi, si l'on veut rester lucide, le vrai sens des mots, leur acception étymologique sont toujours à considérer. Les dérives langagières s'avèrent particulièrement toxiques.
*. A.Rey. "Révolution. Histoire d'un mot". 1989.
** Thomas Hobbes. "Behemoth" IV° dialogue. 1660
*** François Furet. "Penser la Révolution française". 1978.

vendredi 26 juin 2020

Le temps de (bien) avant.


Le temps de (bien) avant.

On parle beaucoup, par les temps qui courent, d'un "temps d'après" qui s'opposerait au "temps d'avant", entendons avant la pandémie du Covid19 et ses multiples conséquences. Mais, existe-t-il tant de différences entre hier et demain? Les vrais bouleversements n'ont-il pas eu lieu durant le dernier siècle, progressivement certes, mais en un temps historiquement très court, si court que les gens âgés encore en vie les ont traversés. L'examen de quelques chiffres risque là d'être très instructifs.

Une personne née dans l'entre-deux-guerre est venue au monde dans une France qui était alors l'une des principales puissances mondiales, dominant un empire planétaire de plus de 12 millions de km2 sur lequel, à l'instar de l'Empire britannique, "le soleil ne se couchait jamais". Elle achève sa vie dans un pays qui, certes, compte encore, mais qui, réduit à son espace européen, est un nain à côté des colosses démographiques et économiques qui montent.
Elle a assisté à des transformations sociales jamais vues à l'échelle d'une vie humaine. Retenons le simple exemple du recensement de la population de 1931. Il témoigne d'un événement notable, l'égale répartition entre ruraux et urbains : 50% des Français vivent en ville, 50% dans les campagnes. Or, à cette époque, mis à part le petit nombre d'artisans, de commerçants, de fonctionnaires présents dans les villages, la population du milieu rural est formée d'agriculteurs (on dit alors de paysans). En 2020, il n'en reste que 4% dont un tiers a plus de 55 ans. L'immense paysannerie qui avait été majoritaire jusque 1931 et qui représentait encore à ce moment la moitié de la population s'est comme évaporée. La grande majorité des habitants actuels de zones rurales ne sont plus agriculteurs au point qu'on a inventé le mot "rurbain" pour désigner les gens qui habitent la campagne et qui travaillent en ville.
Dans un autre domaine, notre personnage-type, aujourd'hui largement octogénaire, est né dans une France encore très attachée aux croyances religieuses, et spécialement à la foi catholique. Baptêmes et Premières Communions étaient des rites familiaux presque universels, même chez ceux dont l'engagement religieux restait faible En 1950, encore 40% des Français fréquentaient la messe dominicale. Ils sont aujourd'hui 1,5% et nombre de communes cherchent pour leurs églises désertées et sans prêtre un nouvel usage, quand elles n'envisagent pas de la vendre vu l'importance des coûts d'entretien. La France s'est déchristianisée en deux générations au terme de quinze siècles d'hégémonie culturelle de l'Eglise.
Le plan politique révèle aussi ses surprises tant les lignes y ont bougé. En 1946, le Parti communiste français mobilisait 28% de l'électorat et un tiers des élus à l'Assemblée nationale relevait de cette mouvance. Ils ne sont plus que onze en 2017 suite au score de 2,72% des voix aux élections législatives. Le candidat de ce même parti à la présidentielle, qui ralliait 21% de suffrages en 1969, en a obtenu 1,93% en 2007. En revanche, le mouvement créé par Jean-Marie Le Pen, qui recueillait 0,70% des voix à la présidentielle de 1974, en a concentré 16,9% à l'élection de 2002 et son successeur, le Rassemblement national, 33,9% au second tour de 2017.

L'ampleur et la rapidité de changements d'une telle dimension donnent le vertige. Du moins à qui l'observe avec le regard de l'Histoire car les contemporains, vivant dans le moment, n'en prennent pas spontanément la mesure. Sauf peut-être ces vieillards qui ont connu le monde de (bien) avant, quand ils se remémorent leur jeunesse. Comment effectivement imaginer face aux banlieues hérissées de barres et de tours les quasi-villages qu'elle étaient encore au sortir de la seconde guerre mondiale? Comment croire que l'emplacement des pistes et des installations de l'aéroport Charles de Gaulle était, il y a trois quarts de siècle, les champs de betteraves du village de Roissy? Comment penser que jusque 1963, la hantise d'un garçon quand il arrivait à vingt ans était de partir à la guerre alors que la condition militaire est redevenue un métier, comme sous l'Ancien Régime?
Avoir connu le monde de (bien) avant est peut-être un facteur de relativisation du présent. Notre octogénaire aura connu deux épidémies meurtrières, en 1957 et en 1969, qui ne laissèrent peut-être pas indifférents, mais qui ne bouleversèrent aucunement la vie sociale et économique. Pour ces gens qui avaient vécu enfant ou adolescent la guerre mondiale, ce n'était au fond qu'une péripétie.

mercredi 17 juin 2020

Le monde d'après


Le monde d'après.

Le regard historique, quand il enveloppe un vaste espace et la longue durée, n'offre certes pas de clés pour prévoir l'avenir, mais s'avère instructif pour comprendre le présent. C'est lui qui nous a fait réaliser que la Chine avait été, depuis des siècles et jusqu'à l'aube du XIX° siècle, la première puissance économique du monde. C'est lui également qui nous a fait comprendre qu'il était impossible d'étendre au monde entier le modèle de développement conçu par l'Occident depuis trois siècles
Alors que nous avons conscience d'aborder une période cruciale de réexamen de nos modes de vie, un regard panoramique sur l'itinéraire historique de notre civilisation peut en ce sens être éclairant.
A la différence des grandes civilisations de l'Antiquité qui avaient toutes associé le travail à l'esclavage, le modèle qui se construit progressivement en Europe de l'Ouest à partir de l'an Mille le récuse (son ultime avatar, le servage paysan, s'estompe dès le XIII° siècle). Sans doute faut-il y voir l'influence de l'éthique chrétienne, mais aussi le constat que le travail servile coûte finalement plus cher que les diverses formes du travail salarié. Le recours par les Occidentaux à l'esclavagisme dans les colonies d'Amérique, du XVII° au XIX° siècle, restera marginal, temporaire et d'ailleurs vivement critiqué. A ce préalable originel s'ajoute, à partir du XV° siècle, ce qui va faire la spécificité de la civilisation occidentale : l'affirmation de l'unicité de l'individu comptable de ses actes et la prééminence de la connaissance sur la croyance, porteuse à terme de l'essor de la science rationnelle. On peut y ajouter, sous l'influence de la Réforme protestante du XVI° siècle, un regard nouveau sur les richesses terrestres, considérées non plus comme vecteur du péché, mais au contraire comme signe de la faveur divine si elles sont acquises honnêtement par l'initiative et le travail.
C'est dans ce contexte que se déterminent deux démarches complémentaires et décisives. Fortes de progrès dans le domaine nautique, les nations maritimes de la façade atlantique se lancent dans une série de voyages de découvertes qui ouvrent la voie à la colonisation de l'Amérique et à une première mondialisation. L'afflux soudain d'or et d'argent qui s'ensuit, joint aux initiatives d'individus audacieux, jettent les bases de ce qui deviendra le capitalisme : recherche d'un profit, accumulation d'un capital financier qu'on peut réinvestir et qui génère une croissance, rémunération salariée du travail.
En même temps, le pouvoir politique, sous la forme des états monarchiques, se renforce et ce capitalisme naissant se trouve nécessairement sous sa tutelle. C'est avec la permission des rois et sous condition que ces derniers en tirent un maximum de profit que les entreprises privées se développent.

Le tournant suivant se situe au XVIII° siècle. A l'association complémentaire et féconde de la science et de la technique, facteur de progrès multiples, s'ajoute une progressive désacralisation du monde, dont l'incidence politique sera un basculement de ce qui institue la légitimité de l'autorité publique : celle-ci ne procédera plus d'un décret divin transcendantal, mais du consensus des gouvernés passés de sujets à citoyens. C'est l'avènement de ce qu'on peut désigner comme l'ère libérale, qui fonde le principe démocratique, exonère le capitalisme de la tutelle de l'Etat, et dont l'acte de naissance s'inscrit dans les révolutions américaine (1776) et française (1789).
C'est cette ère qui s'achève à présent sous nos yeux. L'état démocratique libéral, qui se refusait par définition toute manifestation d'autoritarisme, s'est trouvé débordé par un pouvoir économique aux capacités financières souvent supérieures à celles des états et organisé en structures multinationales dans le cadre  d'une nouvelle mondialisation conséquence d'extraordinaires percées techniques. Dans le dernier quart du XX° siècle, une radicalisation effrénée du libéralisme économique a déséquilibré les sociétés occidentales, générant un accroissement sans précédent des inégalités et un productivisme sans mesure épuisant les ressources de la Terre et déréglant les mécanismes climatiques. Rejetant toute régulation, ce capitalisme anarchique a trouvé ses limites, d'abord dans la crise financière qu'il n'a pu maîtriser en 2008, puis face au séisme mondial qu'a été la pandémie de 2020.
Compte tenu de ce qu'a été l'itinéraire historique de la civilisation occidentale, ce sont ses bases mêmes qui sont ébranlées, à commencer par la prééminence du principe de liberté. Le capitalisme, qui manifeste une prodigieuse capacité d'adaptation dès l'instant que ses profits sont assurés, semble l'avoir déjà compris puisqu'il accepte à nouveau une tutelle de l'Etat s'il y trouve un avantage. Le pouvoir politique retrouve ainsi sa suprématie en restaurant l'autorité. Dans un espace culturel constamment resté différent des valeurs de l'Occident, la Chine, la mutation est déjà faite.

jeudi 4 juin 2020

Est-il déjà trop tard?


Est-il déjà trop tard?

Nous remarquions naguère que les siècles historiques ne coïncident pas exactement avec les siècles calendaires. L'année 2020 sera sans doute retenue par les historiens comme le vrai début du XXI° siècle, mais en plus, il se pourrait bien qu'elle devienne une année-charnière, comme 1453 ou 1789 tant la portée de l'événement mondial qui a marqué son premier trimestre annonce de conséquences.
L'ébranlement produit par la pandémie du Covid-19 et les mesures qui ont suivi sont telles qu'il est difficile à chaud d'en mesurer les retombées. Pour en retenir l'essentiel, la dévalorisation du modèle économique néolibéral, dont la crise a révélé les carences, sinon les nuisances, a substitué aux thèmes du marché autorégulateur et à l'effacement de l'Etat un appel à l'aide de la puissance publique, autrement dit à un retour de suprématie du politique sur l'économique. Cette résurrection de l'Etat s'est accompagnée d'un renouveau de l'autorité, mettant fin à près d'un demi-siècle d'ultralibéralisme sociétal  magnifiant l'individualisme libertaire. La peur de la contagion a soudain rendu docile. Le cas français est particulièrement exemplaire tant ce peuple d'éternels mécontents, volontiers "en colère", s'est montré obéissant! On peut être indigné en paroles et prudent en action…
Ce retour vers une suprématie du politique préfigure aussi les impératifs prévisibles des crises qui s'annoncent : dans l'immédiat les conséquences économiques et sociales du coup d'arrêt mondial donné à la croissance ; à plus long terme les réponses qu'il faudra bien apporter aux bouleversements que promet le changement climatique. Face à des problèmes d'une telle ampleur, le laisser-faire n'est plus de mise et des mesures prises à l'échelle réduite des cadres nationaux illusoires. Le retour à l'autorité et à une coopération internationale paraît incontournable.

Quelle forme prendra-t-il? C'est toute la question et, il faut le dire, une occasion d'inquiétude. Si cela semble ne pas poser de grands problèmes dans d'autres espaces culturels modelés par des traditions séculaires (on pense là à la Chine, la Russie, la Turquie), l'occurrence est toute autre dans le monde occidental, structuré depuis plus de deux siècles autour des principes de la Déclaration des droits de l'homme et des modes de gouvernement de la démocratie libérale. Là, des signes inquiétants pointent au sein même des nations qui furent instigatrices des idéaux de liberté. Aux Etats-Unis, Donald Trump a été porté au pouvoir et rien ne prouve qu'il ne sera pas réélu. En France, un sondage de l'IFOP révèle que 48% des sondés ayant entre 25 et 34 ans se disent ouverts à un pouvoir autoritaire limitant les habituels mécanismes de contrôle démocratique.
Un retour de la primauté du politique se confond-il donc avec la résurgence de l'autoritarisme? Géré par le logiciel néolibéral, le capitalisme s'accommodait d'autant mieux de la démocratie pluraliste qu'il pouvait prétendre en  partager les mêmes racines idéologiques. Devenu par nécessité un "capitalisme de connivence" coopérant avec un état à la fois directeur et protecteur, comme l'atteste aujourd'hui le modèle chinois, il peut parfaitement s'accorder avec un pouvoir fort et incontesté qui fera d'autre part rempart aux contestations sociales.

Dans un article paru il y a un mois dans "L'Express", la journaliste Anne Rosencher s'interrogeait sur la capacité des élites politiques libérales à se réinventer*. Elle signalait avec raison que le libéralisme avait permis en Europe deux siècles de progrès inégalés, mais que son dévoiement à la fin du XX° l'avait plombé. Dans tous les domaines, la radicalité ultralibérale avait fait exploser les facteurs d'inégalité, créant la montée des frustrations et, creusant les déséquilibres sociaux, avait généré la défiance à l'égard de la démocratie représentative et l'attirance envers la rhétorique populiste opposant "le peuple" aux "élites".
Un retour affirmé (et mis en œuvre) aux valeurs de la Déclaration des droits, qui proclame que "les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", pourrait-il autoriser la convergence entre un renforcement de l'Etat et la sauvegarde de l'essentiel du libéralisme politique? C'est peut-être possible, mais comme le concluait Anne Rosencher, "il est déjà tard".


"L'Express". 30 avril 2020.

samedi 16 mai 2020

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La menace des dictatures.




La "voix du peuple", la "parole rendue au peuple" (ce que les politologues qualifient de "populisme") n'est en réalité que l'expression d'une poignée de bruyants démagogues qui se font acclamer en proférant des slogans réducteurs, (du type "y-a-qu'à, faut qu'on"), dont le simplisme paraît directement intelligible pour qui ne dispose que d'une culture politique sommaire.
Dans une perspective de crise, dans une phase de changements profonds qui bouleverse l'équilibre social, fragilise plus encore les précaires et induit des mécanismes de déclassement menaçant les classes moyennes, ce discours est capable de susciter des mouvements de masse dont sauront profiter leurs instigateurs et qui, déstabilisant les structures politiques, seront présentés abusivement comme des révolutions.
Plusieurs cas de figure se dessinent, qui peuvent se recouper.
1. Il émerge au sein du mouvement un leader qui impose son autorité charismatique et se voit désigné "guide".
2. Un groupe organisé porteur d'un projet idéologique prend en main le mouvement et en fait l'instrument de sa prise du pouvoir et de l'hégémonie de son chef.
3. Incapable de s'organiser, miné par les antagonismes de personnes et de doctrines, le mouvement se désagrège, le dernier carré finissant généralement par se joindre aux groupuscules radicaux d'extrême-droite.

Les exemples du premier cas abondent dans l'histoire des nombreux "caudillismes" d'Amérique latine et les succès électoraux récents et inattendus de démagogues confirmés, au sein de vieilles démocraties, s'en rapprochent.
Le second répond à ce que prônait, au XIX° siècle, le révolutionnaire français Auguste Blanqui, quand il chargeait une élite consciente et organisée sous une direction ferme de faire la révolution au nom du peuple. Il a trouvé une illustration au XX° siècle avec Lénine et le parti bolchévik, interprétation très discutable du marxisme, Mussolini et le fascisme, hypertrophie du nationalisme, Hitler et la mise en œuvre d'une doctrine raciste délirante.
Enfin, une désagrégation plus ou moins rapide est intervenue dans le cas de mouvements à l'origine spontané qui, pour diverses raisons, n'ont pas trouvé ou voulu de dirigeants suffisamment habiles ou reconnus (mouvement Poujade, "gilets jaunes " en France).
Il faut remarquer que ce type de mouvements de masse s'enracine dans l'histoire, des millénarismes médiévaux aux sectes politico-religieuses de la révolution anglaise de 1642, de la "sans-culotterie" parisienne de la Révolution française à l'éphémère Commune de Paris minée par des doctrinaires ergoteurs. Dans tous les cas, il s'agit de détruire l'ordre existant, le "système", et de lui substituer un ordre prétendument plus juste. Dans tous les cas (du moins quand il aboutit), il conduit à la dictature d'un seul s'appuyant sur une oligarchie de fidèles qui tirent parti de leur situation de  dominants.
Les processus ici décrits le sont dans le cadre de la civilisation occidentale. Au sein d'autres espaces culturels (Extrême-orient, monde musulman), les analogies ne doivent pas faire perdre de vue le poids d'une histoire différente et d'habitus mentaux liés à un substrat culturel propre. Nous nous inscrivons spécifiquement dans le cadre qu'on peut qualifier d'européo-atlantique.

C'est précisément là que se situe le paradoxe car le populisme est comme un effet pervers de la démocratie représentative libérale puisqu'il repose, dans son principe, sur la souveraineté du peuple et s'installe souvent par l'élection et le suffrage universel. Il s'appuie en fait sur l'un des plus anciens facteurs d'inégalité sociale, la fracture culturelle que les populistes traduisent à leur profit en opposant "le peuple" aux "élites". Les démocrates du XIX° siècle avaient cru la réduire par l'éducation des couches populaires, leur démarche étant relayée par la création des partis politiques, constructeurs d'une conscience citoyenne acquise et bâtie autour de projets idéologiques dont la mise en œuvre était déléguée à des représentants élus. C'est la faillite de ce modèle qui a fait le jeu de la mystification populiste, faisant croire à tout un chacun qu'il était capable de maîtriser les problèmes aussi bien que les membres d'une élite déclarée corrompue, ouvrant ainsi la voie aux démagogues ambitieux qui prétendaient parler au nom de tous.
"Sans les masses, les chefs n'existent pas", écrivait Hannah Arendt, la plus lucide observatrice des populismes du siècle dernier. Face à la crise sociale qui se profile, prenons garde à ce que l'Histoire ne se répète.