samedi 16 janvier 2021

Trump part, mais le trumpisme demeure.

 

 

Trump part, mais le trumpisme demeure.

 

L'éviction aux Etats-Unis de Donald Trump ne doit pas nous aveugler. Les forces qui l'ont porté au pouvoir sont intactes et les violences de ces derniers temps en témoignent. Ce que nous voyons en Amérique et dont les ressorts sont aussi présents en Europe (et particulièrement en France) s'insère dans le large et profond mouvement qui a dominé, dans le monde occidental, la seconde moitié du XX° siècle : le triomphe de l'individualisme ultralibéral.

Il prend sa source dans la vague de remise en cause des cadres politiques et sociaux correspondant, en Amérique comme en Europe, à l'arrivée à l'âge adulte de la génération née après la Seconde Guerre mondiale. Mais rien ne s'est passé comme les révoltés d'alors l'avaient imaginé.

 

Les juvéniles contestataires de la fin des années 1960, en France comme ailleurs, avaient rêvé d'un monde désaliéné, libéré des règles contraignantes héritées du passé, une société sans hiérarchie où les potentialités de chaque individualité auraient pu s'épanouir pleinement, amalgame incertain des utopies du XIXème siècle. Avec ses équivoques, cet idéal imprègne le gauchisme culturel qui faute d'un succès politique, prolonge en France jusqu'aux années 73/74 l'esprit de Mai 68, évitant – fort heureusement – les dérives violentes et terroristes qui affectent au même moment l'Allemagne et l'Italie. Cependant, ce modèle libertaire, qui finit par récuser tout principe régulateur et que vont théoriser un certain nombre de grands intellectuels (Foucault, Deleuze, Bourdieu) n'est pas sans risque. A considérer comme aliénante (et donc à rejeter) toute autorité perçue comme répressive ou conservatrice, on écarte successivement la famille, l'école, puis les institutions, autrement dit l'Etat. La démocratie représentative, patiemment construite depuis le XVIII° siècle, devient un "système" qui appelle l'insoumission : le citoyen s'efface derrière le rebelle.

 

Mais, de manière imprévue bien que logique, cette émancipation rageuse de toute tutelle va aussi concerner, au-delà de l'affectif, du privé et du politique, le domaine de l'économie. A ce niveau, la contestation libertaire recoupe une autre contestation, à l'œuvre elle aussi depuis les années 1960, celle de l'interventionnisme d'Etat d'esprit keynésien que dénoncent des cercles de réflexion qui prônent un retour au libéralisme économique intégral. Le paradoxe de la grande révolte individualiste est que n'ayant pas ébranlé le capitalisme qu'ils voulaient dépasser, mais ayant en revanche déstabilisé, en en disqualifiant les règles, le fragile équilibre entre liberté d'entreprendre et régulation de l'économie mis en place après la crise de 1929, les "révolutionnaires" des années 1960 ont involontairement créé un appel d'air en faveur de toutes les philosophies de la liberté, y compris celles qui opposent dans l'ordre économique le laisser-faire à toute tentative d'organisation assimilée à l'insupportable ingérence de l'Etat.

En revendiquant dans tous les domaines l'autonomie, les contestataires ont ainsi favorisé une entreprise générale de déréglementation et de désinstitutionalisation qui est venue indirectement converger avec la critique des théoriciens néolibéraux. Renforcés par l'impuissance des recettes keynésiennes face à la crise déclenchée en 1974 suite à la brusque augmentation du prix de l'énergie, ceux-ci parviendront bientôt au pouvoir, en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis, derrière Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

 

Ce prolongement inattendu, qui implante durablement l'idéologie ultralibérale au moment même où le progrès technique, puis l'effondrement du communisme soviétique rendent possible la mondialisation, n'est pas le seul à se révéler inverse des effets escomptés. En éclatant les sociétés en une poussière d'individualités, le nouvel ordre des choses détruit les formes consacrées d'encadrement social et le rôle pédagogique qu'elles assumaient, créant une fracture irréductible entre ceux que leur formation intellectuelle rend capables de décrypter eux-mêmes les situations et les moins éduqués, qui perdent tout repère. On est là aux racines du succès populiste, des démagogues aussi ambitieux que cyniques ayant vite compris l'opportunité qu'il y a à opposer "le peuple" aux "élites" dominatrices et corrompues. Tout le mécanisme de l'élection de Trump est là et sa chute ne change guère la donne. Trump est parti mais le trumpisme demeure.

C'est inquiétant pour l'avenir de la vraie démocratie. La disponibilité de masses désorientées, éprouvées par l'ampleur et la rapidité des changements, perméables aux simplismes réducteurs et dont la crédulité n'a d'égal que la défiance à l'égard de toute autorité justifiée, serait-elle celle de la science, ouvre la porte à une véritable régression. Reconquérir ces foules égarées exige la reconstitution des liens sociaux et l'acceptation des lois communes, démarches aussitôt dénoncées comme liberticides. La voie est donc singulièrement étroite pour les défenseurs de la démocratie libérale et la menace est grande d'un vrai retour de l'autoritarisme politique, qu'il soit porté par un populisme à la manière de Trump ou sous la forme d'un "état fort" illibéral telles la Russie de Poutine ou la Turquie d'Erdogan. Il est encore temps d'en prendre conscience.