mercredi 22 septembre 2021

Après Kaboul.

 

Après Kaboul.

 

 

Il y a vingt-cinq ans, en 1996, Samuel Huntington, professeur à Harvard, publiait un livre qui eut aussitôt un grand retentissement et fut traduit l'année suivante en français sous le titre "Le choc des civilisations". L'universitaire américain décrivait un monde établi sur la base de grandes civilisations, construites indépendamment les unes des autres sur des bases historiques, culturelles, religieuses différentes, et se trouvant en situation conflictuelle à l'heure de la mondialisation. L'ouvrage fut d'autant plus controversé qu'il servit en partie d'argumentaire aux néoconservateurs américains qui poussèrent aux interventions militaires au Moyen-Orient, après le 11 Septembre, présenté lui-même comme l'exemple accompli de violents antagonismes culturels.

Même si le livre a vieilli et que nombre des critiques adressées à Huntington se sont avérées valables, il faut lui reconnaître le mérite d'avoir suscité une réflexion sur la nature des grands systèmes culturels qui permet une meilleure compréhension de la situation actuelle. A la fin du dernier millénaire, alors que le contexte technique et économique jouait dans le sens d'une unification de l'humanité, il apparaissait clairement combien, sur les bases d'une histoire culturelle propre, la vision du monde et de son avenir différait entre les quatre grandes civilisations majeures structurant les espaces chinois, indien, le monde musulman et ce qu'on nomme "l'Occident", (qu'il serait plus judicieux, nous le verrons, de définir comme civilisation euro-atlantique). Si traditionnellement la Chine et l'Inde ne s'étaient guère montrées expansives, l'Islam et l'Occident, en revanche, avaient visé de manière différente à l'universalité et persistaient en ce sens à la fin du XX° siècle. Alors que les promoteurs de l'islamisme radical en plein réveil promettaient l'islamisation du monde entier comme concrétisation d'un dessein divin, les Occidentaux voyaient dans la diffusion mondiale des techniques et des valeurs portées par leur propre culture l'aboutissement d'une sorte d'émancipation du genre humain.

 

Cette dernière prétention ne manquait pas d'arguments au vu de l'histoire de ce système culturel. Né dans l'espace méditerranéen à la fin du dernier millénaire avant notre ère, il avait affirmé dès ses origines l'autonomie de l'individu, concept de la pensée grecque antique repris et porté par le christianisme (qu'on peut considérer comme un syncrétisme entre le monothéisme juif et l'hellénisme). Après une longue maturation, cette vision de l'homme et du monde s'était affirmée avec éclat à partir du XV° siècle, créant en quelques décennies les bases d'une expansion planétaire et remettant en cause les explications de nature religieuse au profit de l'appel à la rationalité. En promouvant la créativité individuelle et en affirmant l'autonomie du sujet, l'Occident allait inventer à la fois le capitalisme et la démocratie, mettant en forme leurs principes dans les Déclarations des droits de la fin du XVIII° siècle et posant d'emblée leur universalité.

Il faut dire que depuis 1500, la quasi totalité des progrès techniques et le développement des connaissances scientifiques à l'échelle mondiale étaient le fait de la civilisation occidentale. Celle-ci allait donc finalement être perçue par ses concepteurs comme un modèle indépassable propre à unifier l'humanité en disqualifiant les autres systèmes culturels, voués à une occidentalisation incontournable. Cette conviction imprègne au XIX° siècle les entreprises coloniales qui instaurent une hégémonie des puissances européennes sur une grande partie de la planète. Au point que les conflits internes entre Occidentaux dans la première moitié du XX° siècle se transforment aussitôt en guerres mondiales.

 

Ce sont ces dernières qui compromettent la prépondérance géopolitique de la civilisation occidentale, devenue euro-atlantique quand son prolongement nord-américain, les Etats-Unis, s'affirme comme la plus grande puissance mondiale, marginalisant ainsi les fondateurs européens. Ce déclin coïncide avec le réveil des autres systèmes culturels, dépréciés depuis deux siècle par l'efficacité occidentale, regain qui se réfère à leur passé propre, mais prend des formes différentes. Si l'Inde et le monde musulman régresse en basculant dans l'obscurantisme religieux, il n'en va pas de même de la Chine. Celle-ci s'engage, après trois décennies d'une idéocratie aventureuse qui a eu au moins le mérite de restaurer l'état et le prestige du vieil empire, dans la voie qu'avait déjà suivie un siècle plus tôt un élément périphérique de l'aire culturelle chinoise : le Japon. Elle consiste à emprunter à l'Occident ses méthodes et ses techniques gages de son efficacité, mais sans répudier ses propres racines. L'essor chinois du début du XXI° siècle repose sur ce mariage entre les techno-sciences (où l'intelligence chinoise excelle déjà) et la reconstruction modernisée de l'état centralisé où, sous la direction d'une autorité suprême personnalisée, une oligarchie cooptée administre la société, jadis la classe des lettrés, aujourd'hui le parti communiste.

On se retrouve alors dans une perspective huntingtonienne : le choc entre deux conceptions du devenir de l'humanité, l'universalisme libéral de l'Occident exaltant l'autonomie de l'individu contre la suprématie du collectif organisée par la toute-puissance étatique.

 

En ce début de siècle, les Occidentaux apparaissent perdants, victimes du simplisme complaisant d'une diplomatie américaine qui n'a jamais brillé par sa subtilité et qui a cru naïvement qu'un modèle culturel s'exporte comme un produit marchand. On vient d'en voir les effets en Afghanistan... Dans le bras de fer qui s'annonce entre l'Occident et la Chine, il va falloir se montrer plus modeste. Le modèle occidental de l'individualisme libéral garde un grand pouvoir de séduction auprès de ces classes moyennes urbaines que génèrent les transformations économiques. mais l'ampleur des problèmes qui s'annoncent avec le dérèglement climatique exige des mesures que seul (hélas!) un pouvoir autoritaire est capable d'imposer. Nul n'est en état d'anticiper l'avenir et le temps des idéologies prédictives est passé. Peut-on rêver d'opposer au choc des civilisations un effort de synthèse qui retiendrait de chaque modèle culturel ce qu'il a produit de meilleur et qui a effectivement valeur universelle?