mercredi 20 octobre 2021

Retour aux fondamentaux.

 

Retour aux fondamentaux.

 

La période électorale qui s'annonce va s'avérer révélatrice des profondes mutations qui affectent depuis plusieurs décennies, tant la société que le fonctionnement de la vie politique. Depuis 2017, commentateurs et politologues dissertent déjà sur la décrédibilisation des partis traditionnels, l'éclipse de la séculaire opposition droite-gauche, la disparition des structurations sociales au profit d'un individualisme généralisé, la montée des populismes, tous événements réels, mais sujets parfois d'interprétations hâtives qu'il serait peut-être nécessaire de nuancer.

Il ne fait certes aucun doute que les partis politiques tels qu'ils se sont constitués aux XIX° et XX° siècles s'étiolent. C'est particulièrement net dans l'espace de gauche. Que reste-t-il du parti communiste qui mobilisait un cinquième de l'électorat il y a moins d'un demi-siècle? N'est-il pas rejoint dans l'effacement progressif par le parti socialiste, ex-parti de gouvernement dont la candidate à l'élection de 2022 apparaît créditée de moins de 10% des suffrages? Mais la situation n'est guère plus brillante à droite, où "Les Républicains", héritiers du RPR et de la puissante UMP chiraquienne, éclatent en factions rivales et en candidatures multiples. Partis de gauche et partis de droite sombrent dans la plus grande confusion. Est-ce à dire que les notions de gauche et de droite ont perdu toute signification ou est-ce l'indice  d'un réexamen profond, quelque chose comme un retour aux sources?

 

L'histoire nous offre peut-être un début de compréhension. Quand, il y a deux siècles, les débuts d'un fonctionnement parlementaire appelèrent naturellement à la formation de groupes d'opinion, les termes alors utilisés sont particulièrement expressifs. Dans la Chambre des députés des débuts de la Monarchie de Juillet, après 1830, ce que nous qualifierions aujourd'hui de gauche prend le nom de "Mouvement" alors que la droite se désigne comme la "Résistance" Tout est déjà dit : la gauche s'identifie à l'action dans la perspective d'un progrès à conquérir quand la droite, conservatrice et méfiante, vise au maintien du statu-quo et joue un rôle de frein. C'est peut-être à ce retour aux sources que nous assistons dans la mesure où l'élection de 2022 risque fort d'opposer un volontarisme engagé dans le mouvement à un raidissement réactionnaire ancré dans le repli et le conservatisme : singulier renvoi à des conditions évoquant la préhistoire de la démocratie.

Pourquoi en est-on là? Les causes sont multiples, mais l'essentielle est sans doute ce qu'on peut nommer la désidéologisation. Dans la seconde moitié du XIX° siècle, les partis politiques se sont construits sur des bases théoriques justifiant leurs programmes et leur action. C'est surtout vrai à gauche où, précisément, la volonté de mouvement s'est orientée dans le sens du progrès social et s'est appuyée sur des élaborations idéologiques dont la plus importante fut sans contexte l'analyse de Marx. Or, le propre de toute idéologie est de constituer un cadre rigide d'interprétation peu ouvert aux approches différentes, jusqu'à plier parfois le réel dans le sens de sa grille de lecture. Le marxisme, par exemple, a posé la lutte des classes comme un moteur essentiel de l'histoire. Il est certain que ce modèle convient parfaitement à la société de la première révolution industrielle que Marx a sous les yeux mais qu'en est-il un siècle et demi plus tard? Une classe sociale n'existe qu'à travers un sentiment d'appartenance justement nommé conscience de classe : qu'en reste-il en ce premier quart du XXI° siècle? Alors que les industries ont déserté la France, que l'individualisme libertaire a fait éclater les vieilles solidarités, que le rejet de toute autorité récuse toute forme d'encadrement, où est cette classe ouvrière qui devait faire la révolution? Le déclin des partis de gauche est largement issu de cette conjoncture nouvelle et les populistes ont beau jeu de reprendre le thème de la lutte des classes en opposant le "peuple" aux "élites", ce qui ressemble plus à un antagonisme culturel qu'à un authentique combat social.

A droite, la pression idéologique était moins forte mais il y a toujours eu un courant libéral et un courant autoritaire. La radicalisation du libéralisme propre à la fin du XX° siècle et les dégâts qu'elle a causés (désindustrialisation, explosion des inégalités), l'apparition de faits nouveaux perçus comme des menaces (en particulier l'immigration) ont affaibli le modèle libéral et favorisé un discours appelant à plus d'autorité. Chose nouvelle, cette option a attiré un électorat populaire miné par un sentiment d'insécurité et déçu par une gauche aux promesses toujours reportées. La droite libérale se voir débordée par des courants et des leaders franchement réactionnaires et elle est tentée de rejoindre ceux qui promettent le mouvement.

 

C'est là une situation sans précédent dans l'histoire récente de la France. Elle témoigne de l'ampleur des bouleversements sociaux et culturels qu'impliquent la révolution du numérique et l'inquiétude face à l'avenir, accrue par la menace que représente l'inéluctable changement climatique. Comme il y a deux siècles, on se retrouve devant l'alternative entre l'immobilisme et le mouvement. Mais ce dernier, pour être efficace, ne peut plus être la mise en œuvre d'une grille idéologique, il ne peut être que pragmatisme, que pilotage à vue. On vient de le voir dans le traitement des conséquences de la crise sanitaire : qui se risquera, en 2022, à présenter (comme il y a cinq ans) le candidat Macron comme un néo-libéral au vu des mesures prises durant le quinquennat?

mercredi 22 septembre 2021

Après Kaboul.

 

Après Kaboul.

 

 

Il y a vingt-cinq ans, en 1996, Samuel Huntington, professeur à Harvard, publiait un livre qui eut aussitôt un grand retentissement et fut traduit l'année suivante en français sous le titre "Le choc des civilisations". L'universitaire américain décrivait un monde établi sur la base de grandes civilisations, construites indépendamment les unes des autres sur des bases historiques, culturelles, religieuses différentes, et se trouvant en situation conflictuelle à l'heure de la mondialisation. L'ouvrage fut d'autant plus controversé qu'il servit en partie d'argumentaire aux néoconservateurs américains qui poussèrent aux interventions militaires au Moyen-Orient, après le 11 Septembre, présenté lui-même comme l'exemple accompli de violents antagonismes culturels.

Même si le livre a vieilli et que nombre des critiques adressées à Huntington se sont avérées valables, il faut lui reconnaître le mérite d'avoir suscité une réflexion sur la nature des grands systèmes culturels qui permet une meilleure compréhension de la situation actuelle. A la fin du dernier millénaire, alors que le contexte technique et économique jouait dans le sens d'une unification de l'humanité, il apparaissait clairement combien, sur les bases d'une histoire culturelle propre, la vision du monde et de son avenir différait entre les quatre grandes civilisations majeures structurant les espaces chinois, indien, le monde musulman et ce qu'on nomme "l'Occident", (qu'il serait plus judicieux, nous le verrons, de définir comme civilisation euro-atlantique). Si traditionnellement la Chine et l'Inde ne s'étaient guère montrées expansives, l'Islam et l'Occident, en revanche, avaient visé de manière différente à l'universalité et persistaient en ce sens à la fin du XX° siècle. Alors que les promoteurs de l'islamisme radical en plein réveil promettaient l'islamisation du monde entier comme concrétisation d'un dessein divin, les Occidentaux voyaient dans la diffusion mondiale des techniques et des valeurs portées par leur propre culture l'aboutissement d'une sorte d'émancipation du genre humain.

 

Cette dernière prétention ne manquait pas d'arguments au vu de l'histoire de ce système culturel. Né dans l'espace méditerranéen à la fin du dernier millénaire avant notre ère, il avait affirmé dès ses origines l'autonomie de l'individu, concept de la pensée grecque antique repris et porté par le christianisme (qu'on peut considérer comme un syncrétisme entre le monothéisme juif et l'hellénisme). Après une longue maturation, cette vision de l'homme et du monde s'était affirmée avec éclat à partir du XV° siècle, créant en quelques décennies les bases d'une expansion planétaire et remettant en cause les explications de nature religieuse au profit de l'appel à la rationalité. En promouvant la créativité individuelle et en affirmant l'autonomie du sujet, l'Occident allait inventer à la fois le capitalisme et la démocratie, mettant en forme leurs principes dans les Déclarations des droits de la fin du XVIII° siècle et posant d'emblée leur universalité.

Il faut dire que depuis 1500, la quasi totalité des progrès techniques et le développement des connaissances scientifiques à l'échelle mondiale étaient le fait de la civilisation occidentale. Celle-ci allait donc finalement être perçue par ses concepteurs comme un modèle indépassable propre à unifier l'humanité en disqualifiant les autres systèmes culturels, voués à une occidentalisation incontournable. Cette conviction imprègne au XIX° siècle les entreprises coloniales qui instaurent une hégémonie des puissances européennes sur une grande partie de la planète. Au point que les conflits internes entre Occidentaux dans la première moitié du XX° siècle se transforment aussitôt en guerres mondiales.

 

Ce sont ces dernières qui compromettent la prépondérance géopolitique de la civilisation occidentale, devenue euro-atlantique quand son prolongement nord-américain, les Etats-Unis, s'affirme comme la plus grande puissance mondiale, marginalisant ainsi les fondateurs européens. Ce déclin coïncide avec le réveil des autres systèmes culturels, dépréciés depuis deux siècle par l'efficacité occidentale, regain qui se réfère à leur passé propre, mais prend des formes différentes. Si l'Inde et le monde musulman régresse en basculant dans l'obscurantisme religieux, il n'en va pas de même de la Chine. Celle-ci s'engage, après trois décennies d'une idéocratie aventureuse qui a eu au moins le mérite de restaurer l'état et le prestige du vieil empire, dans la voie qu'avait déjà suivie un siècle plus tôt un élément périphérique de l'aire culturelle chinoise : le Japon. Elle consiste à emprunter à l'Occident ses méthodes et ses techniques gages de son efficacité, mais sans répudier ses propres racines. L'essor chinois du début du XXI° siècle repose sur ce mariage entre les techno-sciences (où l'intelligence chinoise excelle déjà) et la reconstruction modernisée de l'état centralisé où, sous la direction d'une autorité suprême personnalisée, une oligarchie cooptée administre la société, jadis la classe des lettrés, aujourd'hui le parti communiste.

On se retrouve alors dans une perspective huntingtonienne : le choc entre deux conceptions du devenir de l'humanité, l'universalisme libéral de l'Occident exaltant l'autonomie de l'individu contre la suprématie du collectif organisée par la toute-puissance étatique.

 

En ce début de siècle, les Occidentaux apparaissent perdants, victimes du simplisme complaisant d'une diplomatie américaine qui n'a jamais brillé par sa subtilité et qui a cru naïvement qu'un modèle culturel s'exporte comme un produit marchand. On vient d'en voir les effets en Afghanistan... Dans le bras de fer qui s'annonce entre l'Occident et la Chine, il va falloir se montrer plus modeste. Le modèle occidental de l'individualisme libéral garde un grand pouvoir de séduction auprès de ces classes moyennes urbaines que génèrent les transformations économiques. mais l'ampleur des problèmes qui s'annoncent avec le dérèglement climatique exige des mesures que seul (hélas!) un pouvoir autoritaire est capable d'imposer. Nul n'est en état d'anticiper l'avenir et le temps des idéologies prédictives est passé. Peut-on rêver d'opposer au choc des civilisations un effort de synthèse qui retiendrait de chaque modèle culturel ce qu'il a produit de meilleur et qui a effectivement valeur universelle?

jeudi 12 août 2021

Etranges rebelles.

 

 

Etranges rebelles.

 

Ainsi, nous voyons chaque samedi des manifestations récurrentes, à l'image des gilets jaunes de 2019. Cette fois, elles contestent la mise en place du passe-sanitaire attestant la vaccination anti-covid. Du moins, c'est le prétexte avancé car il est difficile de se retrouver dans ces rassemblements hétéroclites, où l'insoumis fidèle à Mélenchon côtoie le nationaliste d'extrême-droite et le libertaire intransigeant le catholique traditionaliste irréductiblement hostile au mariage homosexuel.

Tous n'ont qu'un mot qui les rallie : "liberté"! On peut s'interroger sur le sens qu'il recouvre selon les convictions de celui qui le clame, mais il a en commun d'affirmer la prédominance absolue de l'autonomie individuelle sur les exigences de la vie sociale et les contraintes du collectif. On ne me commande pas, je fais ce que je veux faire, on ne m'impose aucune obligation. Certaines pancartes sont éloquentes : "On n'introduira jamais dans mon corps un liquide étranger". Le farouche inflexible qui la brandit doit certainement s'interdire de boire un whisky ou une vodka...

Surtout, à bien considérer les choses, refuser le passe-sanitaire, document nécessairement provisoire puisque lié à la pandémie, revient à contester tout ce qui vient  s'opposer de manière obligée au libre exercice de l'autonomie individuelle : le permis de conduire, la limitation des vitesses routières, l'interdiction de fumer dans les lieux publics, la liste serait longue... Toute astreinte émanant de l'autorité publique annonce la dictature. A regarder les affirmations brandies, à voir les références aux totalitarismes du XX° siècle dont on mesure l'indécence, on se dit nécessairement que nos manifestants ont une bien faible idée de ce qu'est réellement un régime dictatorial. D'ailleurs, si c'était le cas, ils ne seraient certainement pas là à gesticuler dans la rue et ils auraient déjà appris ce qu'est une vraie répression policière...

 

Tout cela est étrange et l'on devine qu'il s'y dissimule d'autres motivations. Quelques pancartes, quelques clameurs éclairent : le dénominateur commun de ces rassemblements disparates est en réalité la haine (le mot n'est pas trop fort) du président Macron.

Qu'a-t-il donc fait pour justifier une telle détestation? On se le demande. Il avait certes en début de mandat entrepris des réformes de fond qui heurtaient les conservatismes et bousculaient certains intérêts vite qualifiés d'acquis, mais l'irruption de la pandémie avait fait suspendre, du moins provisoirement, toute entreprise politique au profit des mesures sanitaires. Et là aussi, face à des occurrences imprévisibles et à des décisions d'urgence, le gouvernement en place, si l'on en croit les observateurs étrangers, ne s'était pas si mal débrouillé, au moins aussi bien que chez nos voisins où certains avaient un peu prématurément crié victoire! Alors, quel travers justifie une telle exécration?

Il est difficile d'y répondre car on sort là du politique pour entrer dans le mental. Hors les politiciens de divers bords dont l'unique objectif est de ravir la place, les détracteurs de Macron obéissent à une sorte de pulsion qui rappelle le réflexe infantile qui, à l'école, conduit la masse des médiocres à détester les bons élèves et spécialement les "premiers de la classe". Ils sont révulsés par cet homme jeune, dynamique, résolu, ne reculant pas devant le franc-parler et l'accusent d'arrogance, d'autoritarisme et d'aspiration à la dictature..

 

Là est peut-être un début d'explication moins subjectif. Des décennies d'approche sociétale ultralibérale ont induit un individualisme libertaire qui en est arrivé à récuser toute autorité, y compris celle qui se fonde sur le crédit de la science. Non seulement on ne me commande pas, mais on ne cherche pas à m'endoctriner et je me fais mon opinion moi-même. Le problème est de savoir sur quelle base. Quand une manifestante explique à un journaliste qu'elle a tout compris, que le Covid a été créé pour diminuer la population et les vaccins pour enrichir les groupes pharmaceutiques, on mesure l'étendue de la régression. Cette défiance généralisée à l'égard de toute compétence soupçonnée d'attenter à sa souveraineté personnelle aboutit à des comportements puérils.

Rassurons-nous néanmoins. Ces étranges rebelles, ces contestataires bruyants ne sont qu'une poignée que l'ampleur de leurs contradictions interdit de devenir une force. Hormis les extrémistes prêts à tout pour glaner des voix, les opposants politiques à Macron ne veulent pas se compromettre avec ces agités.

Il serait intéressant et instructif (par exemple) de demander à un catholique traditionaliste qui crie à la défense de la liberté s'il intègre à cette belle proclamation celle de la liberté d'avorter...

mardi 29 juin 2021

Le dilemme de la gauche.

 

Le dilemme de la gauche.

 

La crise sanitaire a peut-être joué un rôle d'accélérateur, mais une certaine unanimité se fait autour de l'idée que nous sommes à un tournant capital : les changements climatiques qui s'annoncent obligent à une profonde révision de nos modes de fonctionnement et il va falloir prendre d'urgence des mesures drastiques si nous voulons éviter d'affronter des problèmes qui pourraient à terme menacer l'existence même de l'humanité. Cette prise de conscience s'accompagne d'une audience accrue de l'écologie politique et, contrairement à une idée communément admise, cette occurrence interpelle une pensée de gauche déjà en crise suite à l'échec, à la fin du XX° siècle, des entreprises qui s'étaient voulues l'application des modèles socialistes conçus un siècle plus tôt.

 

Depuis ses origines au XVIII° siècle, la pensée de gauche se confond avec l'idée de progrès (au point qu'on a parlé à son propos de progressisme). Cette démarche s'est d'abord voulue politique et s'est située dans le sens de l'avènement de la démocratie libérale représentative. Puis, au XIX° siècle, face aux bouleversements sociaux générés par la révolution industrielle, elle s'est engagée en faveur de l'émancipation des couches populaires et de l'amélioration de leur sort. Elle s'est donc centrée sur l'élévation du niveau de vie, ce qui revient à offrir de meilleures conditions matérielles et des moyens d'accéder à une condition sociale satisfaisante, ce qu'on traduit aujourd'hui par progression du pouvoir d'achat et, donc, de possibilité de consommer.

Si, dans cette perspective, les gauches révolutionnaires ont échoué, celles qui s'inséraient dans le fonctionnement des démocraties libérales (les social-démocraties) ont incontestablement réussi en permettant l'accession d'une large fraction du prolétariat à ce statut social qualifié au XIX° siècle de "petit-bourgeois" et que nous nommons aujourd'hui "classes moyennes". Mais cette réussite s'est opérée sur la base du développement conjugué d'un système productiviste abaissant les coûts et d'une société largement consumériste. Or, ce sont précisément ces options que dénonce aujourd'hui l'écologie et c'est leur remise en cause qui est le fondement de son projet. Il faut donc constater qu'il y a contradiction radicale entre ce qui a été le programme séculaire de la gauche et les mesures que prône l'écologie face aux menaces qui se précisent.

 

Il faut en effet considérer lucidement que les changements dont les écologistes disent l'urgence mettent un terme au progrès considéré comme l'amélioration constante des conditions matérielles. L'enchérissement inévitable du prix de l'énergie, celui des produits agricoles suite à l'abandon des méthodes intensives, le coup d'arrêt donné à la consommation sans frein pénalisent nécessairement les catégories sociales que la politique de gauche avait sorties de la nécessité jusqu'à leur faire accéder à la relative aisance propre aux couches favorisées. Aussi, derrière les convergences circonstancielles auxquelles nous venons d'assister durant la dernière période électorale, se cachent bien des non-dits et des contradictions. A y regarder de près, on constate même que les mesures écologiques ne peuvent que s'opposer à un programme de gauche et braquer par là-même son électorat populaire. C'est une mesure écologique (une taxation des carburants) qui a déclenché en 2018 le mouvement des "gilets-jaunes". Qu'en serait-il d'une augmentation des denrées de base, du prix des transports, de l'exigence de l'isolation des habitats, de l'envol du coût de l'énergie? Certes, on pourrait imaginer une aide de l'Etat, comme on l'a vu face à la pandémie, mais elle aurait nécessairement ses limites et finirait toujours par engendrer un alourdissement fiscal.

 

On mesure face à ces perspectives le dilemme de la gauche. Indissolublement liée à l'idée de progrès, elle voit celle-ci radicalement reconsidérée et son assimilation  à l'accroissement du bien-être matériel remise en cause face aux menaces que les changements climatiques et l'épuisement prévisible des ressources non-renouvelables  font peser. C'est une révolution copernicienne qu'il lui faut accomplir mais, du même coup, elle risque d'être interprétée dans les couches populaires qui lui faisaient confiance comme une trahison. Et ce bouleversement existentiel survient au lendemain même des échecs des gouvernements qui se disaient socialistes.

En fait, dans ce réexamen global, il va falloir prendre en compte les transformations accélérées du monde qui rendent caduques les modèles et les projections du XIX° siècle auxquels la pensée de gauche s'était référée. Que signifie la lutte des classes définie par le marxisme dans une société où triomphe l'individualisme, où les regroupements communautaires se substituent à la conscience de classe, où la vraie fracture est fondée sur la connaissance et différencie les sur-instruits maîtrisant les questions des sous-éduqués prompts à croire les explications simplistes et les promesses inconsidérées des démagogues populistes? Comment concilier l'idée de progrès et les impératifs écologiques qui appellent, non au toujours plus, mais à une sobriété consentie que les moins favorisés considéreront nécessairement comme une paupérisation?

La démarche n'est sans doute pas impossible, mais le chemin apparaît escarpé! Au fond, la base de l'idée de progrès telle que la pensée de gauche l'a énoncée en se constituant reste peut-être l'optimisme, une confiance dans l'homme et ses capacités à dépasser les problèmes.

Reste à l'interpréter et à le faire admettre après des siècles de similitude entre progrès humain et élévation du niveau de vie. Cela prendra nécessairement du temps.

mardi 22 juin 2021

Où sont les citoyens?

 

Où sont les citoyens?

 

Ainsi, lors des élections départementales et régionales du 20 juin, un tiers seulement des Français s'est comporté en citoyen. Nous retrouvons singulièrement là la situation qui prédominait au temps des régimes censitaires, où l'on différenciait les citoyens "actifs" (pourvus du droit de vote) des citoyens "passifs"(qui en étaient privés). Et l'on oublie le long combat mené voici deux siècles par ces derniers pour obtenir ce suffrage universel qui fut la grande victoire de la révolution de 1848. Car être exclu du scrutin conduit à subir un pouvoir et une administration que l'on n'a pas choisis, autrement dit, se trouver dans une condition effective de sujet.

Nos abstentionnistes de 2021 ont-ils conscience de cela? Réalisent-ils que ne pas aller voter n'est pas un geste politique (à la différence du vote blanc), mais la concrétisation de ce "plus rien à foutre" dont le politologue Brice Teinturier a fait le titre d'un livre prémonitoire. Et que leur attitude témoigne de cette sorte d'infantilisation de la société que "Le Canard enchaîné" a parfaitement résumée dans une manchette constatant que "les Français s'intéressent plus au foot qu'aux élections régionales" Panem et circenses (du pain et les jeux du cirque), réclamait la plèbe romaine : du pouvoir d'achat et du football, pourrait-on traduire dans la France d'aujourd'hui.

Certes, on peut mettre en avant une certaine opacité des attributions de la région et une forme d'insouciance au lendemain des contraintes de la crise sanitaire, mais qu'on ne vienne pas tenir des discours sur l'inutilité du vote ou le pouvoir d'une oligarchie. On comprend l'abstention des Iraniens face à une caricature électorale sans vraie compétition puisque les candidatures d'opposition ont été systématiquement invalidées et qu'il n'est pas de possibilité de choix. Ce serait plutôt le contraire en France au vu de la multiplicité des listes. Quant à la prétendue oligarchie dirigeante, c'est précisément le vote qui la rend révocable.

Un autre argument cher aux démagogues populistes est d'alléguer que le système représentatif confisque le pouvoir au peuple et que la vraie démocratie ne peut être que directe. Un récent exemple devait pourtant appeler à réfléchir. Nos voisins suisses, on le sait, pratiquent régulièrement des consultations référendaires sur des questions que, précisément, le "peuple" doit trancher. Ainsi, récemment, l'actuelle préoccupation écologique a fait qu'on a soumis au vote populaire deux questions : doit-on prohiber dans l'agriculture l'usage du glyphosate, ce redoutable herbicide qui empoisonne les sols, et est-il souhaitable que pour diminuer l'empreinte carbone, il soit mis en place une progressive taxation des carburants. La réponse des consultés a été claire : à une large majorité, ils ont voté la poursuite de l'utilisation du glyphosate et ils se sont refusés à toute augmentation de l'essence et du gazole… Vox populi, vox dei, pour rester dans les références antiques.

Cette désinvolture civique interroge dans la perspective de l'élection présidentielle de l'année prochaine. Dans l'hypothèse d'un nouveau duel Macron–Le Pen, qui n'est pas improbable, quoi qu'on en dise, que va-t-il alors se passer? Quelles pourraient être les conséquences de l'abstention?

Pour comprendre l'occurrence, rappelons-nous l'élection américaine de 2016. Combien d'électeurs démocrates (que nous considérerions dans notre grille d'interprétation comme "de gauche") se sont alors raidis, refusant le vote Clinton pour ne pas cautionner l'establishment et préférant une abstention intransigeante. Leur retrait a favorisé (c'est mathématique) la candidature Trump et ce dernier s'est trouvé élu. Rien de tel que l'expérience vécue pour venir à bout des préjugés : après quatre années de Trump, il n'a manqué aucune voix à Joe Biden et les belles âmes se sont alors aisément laissées convaincre. Il faut en ce sens rendre hommage à la lucidité du sénateur Bernie Sanders, plus clairvoyant que nombre de nos faiseurs d'opinion. Peut-être faudrait-il en France cinq années de gouvernement des nationalistes réactionnaires pour remettre les pendules à l'heure…?

La démocratie libérale représentative a été l'une des grandes avancées historiques de la civilisation occidentale. Elle s'est établie sur la base des trois étapes cruciales que furent les révolutions de 1688 en Angleterre, de 1776 aux Etats-Unis, de 1789 en France. Elle a mis en place ce que Winston Churchill considérait avec humour comme le moins mauvais des régimes politiques. Elle nécessite simplement la présence et la participation de citoyens, autrement dit d'adultes responsables et non de consommateurs égoïstes et infantilisés prompts à dénoncer un prétendu "système" et qui se dérobent quand on leur demande de formuler leur avis.

jeudi 27 mai 2021

Arrêtons d'avoir peur

 

Arrêtons d'avoir peur.

Ce qui frappe au vu des réactions à la pandémie survenue début 2020, c'est la résurgence dans nos sociétés avancées d'une sorte de peur collective comparable à celle que les historiens décrivent lors des grandes épidémies du passé. Comme si le Covid-19 avait réveillé des réflexes ancestraux venant bouleverser les attitudes communes.

La peur étant une conseillère exigeante, bien des conduites se sont modifiées. Ainsi a-t-on vu indignés, rebelles, révoltés, insoumis de tout poil se plier soudain à la discipline du masque et du confinement (hormis quelques irréductibles qui ont rejoint faute de mieux les thèses complotistes ou l'apologie de quelques charlatans). Alors qu'il était de bon ton pour certains d'afficher de vives réserves à l'égard des vaccinations, on a vu les mêmes se précipiter pour obtenir une injection et s'en prendre vivement aux lenteurs de l'administration. L'alarme était telle que contre l'avis justifié de l'Education nationale, des parents affolés réclamaient la fermeture des écoles alors qu'il était prouvé que la contagion menaçait surtout dans les familles et non en milieu scolaire. Une des leçons des mois que nous venons de vivre est que l'esprit frondeur prétendument propre aux Français relève plus de la posture que de la sédition. La peur, serait-elle largement irrationnelle, rend chacun docile et discipliné.

Mais peut-être, justement, conviendrait-il de nuancer et de retrouver raison. Non qu'il s'agisse de nier l'importance et la portée de cette pandémie, mais simplement d'en ramener les proportions à leur juste mesure. Nous ne sommes plus au temps de la peste noire ni même de la grippe espagnole. Déjà, nous avons la chance d'être parvenus à un niveau de connaissance qui a permis de présenter en un temps record une gamme de vaccins efficaces, aboutissement de recherches conduites souvent depuis des décennies et dont l'urgence de la situation a simplement hâté l'application. Le 21 mai, l'OMS a publié un rapport estimant à 6 à 8 millions de morts le bilan mondial actuel de l'épidémie. L'incertitude de la fourchette tient au fait qu'hormis l'Europe et l'Amérique du Nord, où l'information est libre, les chiffres fournis par les états "illibéraux" sont très sujets à caution. Quoi qu'il en soit, on est très loin des 44 millions de morts que causa il y a un siècle la grippe espagnole.

Alors, arrêtons d'avoir peur. Les gouvernements ont raison quand ils décident un retour progressif à la normalité en ne conservant qu'un ensemble de mesures-barrières  minimum. En France, la récente enquête du Cevipof (le centre de recherches politiques de Sciences Po) montre que la lassitude commence à l'emporter largement sur la méfiance et la peur. Le coronavirus ne va pas disparaître, nous allons devoir cohabiter avec lui comme nous cohabitons avec l'agent de la grippe sans que ce dernier ne provoque les dégâts de jadis car nous avons appris à nous en défendre. Et restons lucides à ce propos.

Dans un entretien accordé au "Monde" début mai, le philosophe André Comte-Sponville constate : "il y a eu 100.000 morts du Covid-19 en France en quatorze mois. Dans la même période, 700.000 personnes sont décédées d'autre chose, 150.000 personnes meurent du cancer chaque année". Et il s'étonne "qu'une maladie dont le taux de létalité est de 0,5%, dont l'âge moyen des décès est 81 ans (…) soit une catastrophe sans précédent". Comte-Sponville s'indigne même en considérant que les conséquences économiques et sociales frappant essentiellement les jeunes, c'est, dit-il "une inversion de la solidarité intergénérationnelle". Il trouve effrayant que la priorité des priorités ait été le sort des octogénaires (lui-même va atteindre 70 ans).

 

Enfin, il est des signes encourageants, les Français retrouvent leurs habitudes. Toujours selon l'enquête du Cevipof, 58% d'entre eux considèrent que le gouvernement a (évidemment) mal géré la crise sanitaire, 47% pensent que toute cette affaire n'a pour but que la surveillance et le contrôle des citoyens et 51% sont persuadés que les médias répandent de fausses informations.

Avec les allègements en vue, manifestations et défilés vont pouvoir reprendre! Les black-blocs vont pouvoir troquer le masque contre la cagoule!

samedi 24 avril 2021

La fracture culturelle.

 

 

Souvent, nous avons ici souligné que le discours populiste, en opposant le peuple aux élites, fondait de fait une classification sociale de nature culturelle dissociant les très-instruits (les "sachants") des masses populaires. Qu'on le veuille ou non, cette distinction existe et elle porte en elle une menace pour la démocratie. La manipulation intéressée de ceux qui ne disposent pas d'une formation suffisante  pour décrypter eux-mêmes les situations est d'autant plus facile que les raccourcis et les simplifications donnent l'illusion de comprendre. Le sociologue Gérald Bronner s'est fait l'analyste de ce phénomène et le titre d'un de ces principaux ouvrages ("la démocratie des crédules") est en ce sens suffisamment éloquent.

Ce n'est certes pas une nouveauté même si l'on peut parler aujourd'hui, dans le cas des démocraties libérales, de régression. La transformation du sujet en citoyen implique l'acquisition d'une conscience politique et les démocrates ont été confrontés au problème dès le XVIII° siècle. La mise en place d'un suffrage restreint a été trop souvent réduite à une volonté de maintenir le pouvoir entre les mains des nantis. Même si cet aspect n'est pas à négliger, il faut comprendre qu'il s'agissait surtout d'écarter des urnes ignorants et analphabètes que des démagogues ou des forces réactionnaires pouvaient manœuvrer. Quand se rédige, en 1787 à Philadelphie, la constitution des Etats-Unis et que se pose la question d'un suffrage universel, Alexander Hamilton s'y oppose en déclarant : "autant demander à un aveugle de choisir des couleurs". Huit ans plus tard, quand se discute en France la mise en place de la Ière République (la constitution de l'an III), le rapporteur Boissy d'Anglas affirme :" nous devons être gouvernés par les meilleurs. Les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois". Aussi, dans le courant du XIX° siècle, démocrates et libéraux lieront étroitement leur combat à un autre : l'instruction du peuple. En France, les premiers éléments sont établis dès les années 1830 (la loi Guizot jetant les bases d'un enseignement public), mais c'est la IIIème République qui institue, avec les lois Ferry de 1881-82, l'école publique laïque et obligatoire pour généraliser la diffusion de l'instruction. La mission de cette école est double : doter le citoyen d'une formation de base suffisante et le mettre ainsi en état de fonder son jugement. Armement intellectuel et esprit critique : les deux vont de concert.

Dans la première moitié du XX° siècle, les résultats sont évidents : alphabétisation générale, maîtrise du français, éveil d'une conscience politique dont témoigne l'essor des partis et la syndicalisation, recul de la croyance au bénéfice de la connaissance rationnelle. Cela dit, cette école publique est sévère et exigeante. L'autorité du maître est indiscutable et trouve un écho au sein des familles populaires, où nul n'irait contester le jugement de l'instituteur. L'acquisition d'un savoir et d'une faculté de juger soi-même est au centre de la démarche pédagogique. Enfin, elle ne recule pas devant le classement en fonction du mérite.

Là est peut-être sa plus grande qualité. Apportant aux enfants issus de milieux culturellement pauvres les moyens intellectuels de s'élever, elle crée une authentique méritocratie qui écrème les classes populaires et offre les éléments d'un ascenseur social. On connaît le schéma générationnel souvent cité : le père ouvrier ou paysan, le fils instituteur, le petit-fils ingénieur ou médecin. Parallèlement au système propre aux catégories favorisées, fondé sur l'enseignement classique et les langues anciennes, il se crée des filières dites "modernes" accueillant les boursiers et dont l'une des plus importantes est précisément le recrutement des maîtres du primaire par le canal des Ecoles normales d'instituteurs et d'institutrices. Il faut appeler les choses par leur nom : cette école fonctionne sur le principe de la sélection promouvant les meilleurs.

Un changement progressif se dessine au tournant du siècle et l'un des premiers signes est la transformation du ministère de l'instruction publique en ministère de l'éducation nationale (1932). Œuvre d'un homme de gauche (Edouard Herriot), la démarche se veut égalitaire, mais elle annonce une nouvelle approche qui se précisera après la seconde guerre mondiale. Sous l'influence des psychologues et de nouvelles théories pédagogiques, le principe d'autorité qui impose les apprentissages est contesté. Les progrès de l'individualisme  et les tendances libertaires qui s'affirment dans les années 1960 remettent en question la discipline et les modes d'enseignement. Ce n'est plus l'acquisition d'un savoir qui est au centre de la démarche, mais l'épanouissement des virtualités de l'élève. L'idée même d'une sélection est vigoureusement attaquée au profit d'un droit à la réussite et d'un refus de toute inégalité.

L'intention est louable, mais on peut s'interroger sur les résultats. Le recul des exigences et la volonté d'éviter l'échec a inévitablement fait baisser le niveau des acquis mais, surtout, loin de combattre les inégalités, celles-ci se sont paradoxalement aggravées. Dans l'ancien système en effet, l'école apportait à l'élève issu de milieux culturellement pauvres un surcroît de connaissances et un apprentissage du raisonnement que sa famille ne pouvait lui fournir. Cet avantage était le moteur essentiel de cette ascension sociale qui renouvelait les élites. En prétendant démocratiser l'enseignement en l'allégeant et en diminuant ses contraintes, la nouvelle pédagogie favorisait en fait les enfants qui avaient la chance de grandir dans un milieu de haute culture et qui bénéficiaient, pour ainsi dire de naissance, des moyens de s'armer intellectuellement. Surtout, le refus de la sélection (dont témoignent aujourd'hui les résultats éblouissants du baccalauréat), a mis fin à toute entreprise réellement méritocratique. Les statistiques sont cruelles et démontrent depuis cinquante ans la quasi-disparition des enfants d'origine populaire dans le palmarès des grandes écoles. Il n'était certes pas renversant il y a trois-quarts de siècle, mais la promotion sociale y apparaissait.

La conséquence immédiate est que l'élite a eu plus que jamais tendance à s'auto-reproduire et que les capacités de compréhension et de raisonnement ont baissé dans les couches populaires, les rendant plus réceptives aux simplifications et à la démagogie.

Et c'est ainsi qu'il devient facile d'illustrer le concept de lutte de classe en opposant le "peuple" à l'oligarchie des "sachants" alors qu'il s'agit en réalité d'une fracture culturelle qui signe la relative faillite de notre éducation nationale, devenue infidèle à sa mission originelle.

dimanche 11 avril 2021

Les enseignements de la pandémie.

 

Les enseignements de la pandémie.

 

Décidément, la pandémie de Covid 19 aura impulsé un véritable tournant historique remettant en cause les règles les mieux établies. Retenons en d'abord l'essentiel : l'abandon du modèle ultralibéral qui s'était institué dans le monde occidental dans la seconde moitié du XX° siècle et qui a engagé tant l'économie que le fonctionnement politique.

Déjà contesté depuis la crise financière de 2008, le néolibéralisme de l'école de Chicago n'a pas résisté aux conséquences de la crise sanitaire. A l'heure où l'Amérique de Biden s'inspire de Roosevelt, où l'Europe redécouvre l'interventionnisme étatique de Keynes et où une taxe mondiale sur les multinationales est envisagée, qui prône encore l'hégémonie du tout-marché et l'effacement de l'Etat? Au vu des pénuries subites affectant des secteurs industriels essentiels, qui ne critique pas la mondialisation dérégulée dont la Chine a profité pour consolider ses vues impérialistes? Ayant brutalement révélé ses nuisances, le néolibéralisme économique va rejoindre le communisme dans le placard des idéologies obsolètes.

Plus préoccupante, la débâcle des formes extrêmes du libéralisme radical entraîne, au plan politique, la mise en cause du libéralisme lui-même. Un peu partout, le retour de l'Etat, justifié par la nécessité de mesures d'exception face à l'épidémie, s'est traduit par un regain d'autorité dont les pratiques démocratiques ont fait les frais. Ce processus a été facilité par la déstructuration des sociétés qu'a concrétisé l'émergence de l'ultralibéralisme sociétal. Sous la pression d'un individualisme agressif joint aux transformations accélérées induites par les innovations techniques, les solidarités anciennes, les structures sociales que reflétaient politiquement les grands partis traditionnels se sont défaites. La lutte des classes n'est pas morte, mais elle ne s'établit plus sur la base des critères socio-économiques définis au XIX° siècle, elle oppose aujourd'hui les peu-instruits aux très-instruits, le "peuple" contre les "élites", la "France d'en bas" face à la "France d'en haut". Les Romains disposaient en latin de deux mots : populus désignait l'ensemble de la société, plebs  qualifiait plus précisément les couches populaires. Le premier a donné en français "peuple", le second se déclinerait en "plèbe", terme devenu presque aussi péjoratif que "nègre" et où l'on verrait aussitôt s'exprimer un "mépris de classe". C'est donc le mot "peuple" qui recouvre en français les deux notions, avec toute l'ambiguïté qu'on devine et qu'on retrouve dans l'actuel discours populiste.

Il ressort de tout cela beaucoup de confusion et à un an d'une échéance électorale capitale en France, on voit se désagréger les traditionnelles forces politiques. De quel projet est porteuse la droite parlementaire? Que penser d'une gauche éclatée où certains en sont à cautionner l'aliénation religieuse quand d'autres ressuscitent les compartimentages raciaux…? Tout porte donc à penser que nous retrouverons en 2022 la conjoncture de 2017, l'affrontement entre le populisme nationaliste et un modèle républicain de plus en plus présidentiel.

En fait, la pandémie, les mesures qu'elle a imposées, les disciplines qu'elle a fait naître préfigurent peut-être les conditions qu'exigeront les problèmes induits par le réchauffement climatique qui s'annonce. La démocratie libérale, ses débats, ses alternances risquent fort de céder la place à des mesures autoritaires prises sous la pression de la nécessité. De la même manière que furent décrétés confinement, contrôle des déplacements, fermeture des établissements commerciaux et culturels, les initiatives de nature écologique ont de fortes chances d'être prescrites d'autant qu'elles ne seront pas populaires. Nous vivons depuis plus d'un demi-siècle dans une société qui a conçu le progrès comme l'élévation croissante du niveau de vie et de consommation. La réponse au changement climatique impliquera beaucoup de renoncements dont – comme toujours – les couches populaires seront les premières affectées.

Et la nécessité des urgences, comme nous venons de le voir face à l'épidémie, justifiera la centralité des décisions. Le débat démocratique en souffrira sans doute mais quand on constate, comme c'est actuellement le cas avec la loi traitant de la fin de vie, que près de deux mille amendements ont déjà été déposés, on comprend que la voie parlementaire n'est malheureusement pas celle qui convient lorsque la maison brûle…

dimanche 21 mars 2021

Commémoration

 

Commémoration.

 

 

Nous aimons en France les commémorations. Pourquoi pas? C'est un moyen d'entretenir une mémoire historique, mais à condition que cela ne devienne pas le prétexte de manœuvres politiques ou de réveil de querelles séculaires, ce qui se produit en ce moment à propos du cent-cinquantième anniversaire de la Commune de Paris de 1871. Commémoration ou célébration? Le recul que nous donne l'histoire pourrait permettre de trancher.

Rappelons brièvement le contexte : la désastreuse guerre contre la Prusse, qui a provoqué la chute du Second Empire après la défaite de Sedan, a offert ainsi à la gauche républicaine l'occasion inespérée du putsch qui proclame à Paris la République le 4 septembre 1870.

Purement circonstancielle, cette démarche est loin de faire l'unanimité dans une France encore très rurale et plutôt conservatrice. Paradoxalement, c'est donc la droite monarchiste qui profite du changement de régime et l'assemblée, élue dans des conditions difficiles et qui se réunit à Bordeaux avant de rallier Versailles après l'armistice, écarte les leaders républicains parisiens pour les remplacer, à la tête de l'exécutif provisoire, par Adolphe Thiers, ancien ministre de Louis-Philippe. Plus que la perspective de république démocratique portée par toute une fraction de la gauche sous l'Empire, c'est la restauration de la monarchie qui se profile.

Va s'ajouter alors à cela l'irresponsabilité de la gauche radicale, qui prend au printemps 1871 l'initiative déraisonnable de tenter à Paris une révolution sociale, offrant ainsi à Thiers et aux conservateurs l'occasion de l'habituel amalgame République/Paris/désordre (sans compter la possibilité de briser pour longtemps tout risque d'opposition de gauche). L'occasion est belle : le peuple parisien vient de subir pendant l'hiver le terrible siège des armées prussiennes, il est épuisé, il a le sentiment d'avoir été trahi par les gouvernants. Quelques provocations bien calculées (la fin du moratoire sur les loyers, la saisie des pièces d'artillerie demeurées dans la capitale) enflammeront la colère et entraîneront un soulèvement spontané. C'est exactement ce qui va se passer le 18 mars 1871.

 

Mythifiée au XXème siècle par le socialisme marxiste, la Commune de Paris (mars-mai 1871) est en réalité un affreux gâchis qui va se solder par la mort de milliers de pauvres gens, dont l'exaspération légitime au lendemain du siège de la ville est instrumentalisée par une poignée de doctrinaires radicaux. Convaincus contre toute évidence que si Paris donne le signal de la révolution sociale, le reste de la France suivra, ceux-ci exploitent la colère populaire quand il aurait fallu la calmer (ce que prônent les leaders républicains lucides tels Clemenceau, Ferry ou Gambetta). Ils tombent sans coup férir dans le piège que leur tendent Thiers et le gouvernement de Versailles.

Constituant (souvenir de 1793) une Commune insurrectionnelle dont les capacités d'action ne dépasseront jamais l'enceinte fortifiée de la capitale, les dirigeants de l'insurrection se perdent en chamailleries idéologiques alors que les "Versaillais" de l'armée régulière s'apprêtent à donner l'assaut. Ils finissent par n'avoir comme unique issue qu'une défense aussi héroïque que vaine face à un adversaire faisant preuve d'une implacable férocité. Le bilan final est effroyable : des milliers de morts, une impitoyable répression qui ajoutera d'autres victimes et la dévastation de Paris, dont nombre de monuments publics ont été incendiés. Quant au résultat politique, il se traduit par le renforcement des conservateurs et (comme prévu) le discrédit jeté sur le projet républicain.

Discrédit durable et qui manque effectivement avoir raison de la République. Si la monarchie n'est pas rétablie durant la décennie 1870, c'est surtout parce que l'impasse constituée par la discorde entre les princes de la Maison de France (le petit-fils de Charles X et le petit-fils de Louis-Philippe) fait perdre trop de temps et que la nécessité de sortir du provisoire conduit à promulguer, en 1875, non pas une vraie constitution, mais un ensemble ambigu de "lois constitutionnelles" où le mot même de république entre en catimini, par le biais d'un amendement voté à une voix de majorité !

 

Karl Marx, commentant à chaud les événements (et de loin, il est à Londres) s'est leurré. Il a vu dans la Commune l'annonce, (sinon l'archétype) de la révolution prolétarienne qu'il considérait inéluctable or, les insurgés parisiens étaient loin d'être dans leur majorité des ouvriers. Paris n'était pas un centre industriel. Comme l'écrit l'historienne Mathilde Larrère : "les Communards ne correspondaient pas à la classe laborieuse de la théorie marxiste. Ces gens étaient les successeurs des sans-culottes de 1789, des artisans, des petits entrepreneurs, des producteurs"*. La Commune est une insurrection spontanée de la colère prise en mains par des idéologues dont la sincérité est indéniable (beaucoup y laisseront leur vie), mais qui ne mesurent absolument pas ce que sont les rapports de force et combien leur projet est irréaliste.

 

Un siècle et demi plus tard, la révolte des "gilets jaunes" n'est pas sans analogie avec celle du peuple parisien de 1871 avec cette différence qu'elle refuse de se faire manipuler. Malgré leurs efforts, ni les politiciens de gauche, ni les dirigeants syndicaux ne trouvent d'écho et le mouvement va jusqu'à expulser ceux de ses membres qui tentent un quelconque leadership. Les tentatives d'infiltration de courants extrémistes, de gauche comme de droite, génératrices de violences, ne sont d'ailleurs pas étrangères à l'érosion du mouvement. C'est peut-être accepter de se réduire à l'impuissance et au simple témoignage, mais c'est aussi éviter la voie d'une action débouchant sur un risque de guerre civile dont l'issue (l'histoire de la Commune n'est pas seule à le montrer) est toujours au final une répression meurtrière. Et ne confondons surtout pas révolution et jacquerie.

Quelles qu'aient été ses intentions, ses rêves, ses espérances, la Commune a été un sanglant échec. Alors, commémorons-la comme un moment (serait-il funeste) de notre histoire, rendons hommage aux victimes mais cessons de la mythifier. L'expérience du XX° siècle nous a montré où conduisaient les utopies idéologiques : peut-être est-ce là la raison profonde de la défiance des "gilets jaunes", en 2019.

 

 

 

* Mathilde Larrère. Il était une fois les révolutions. Paris. 2019.

dimanche 28 février 2021

Au delà des querelles actuelles.

 

Au-delà de querelles actuelles.

 

De toute évidence, la ministre de l'Enseignement supérieur a commis une grosse maladresse en usant de l'expression "islamogauchisme" pour décrire certaines dérives au sein de l'Université. Certes, tout n'était pas dépourvu d'arrières pensées dans la tempête politico-médiatique qu'elle a ainsi provoquée, mais il reste flagrant que cette formulation, aussi galvaudée et vide de sens que son symétrique l'islamophobie, était totalement mal venue.

Rappelons pour commencer que l'expression a été créée en 2002 par le politologue P-A. Taguieff dans le cas précis du conflit judéo-arabe et pour désigner le rapprochement, apparu à l'époque, entre des formations d'extrême gauche et le mouvement Hamas, (émanation de la confrérie islamiste des Frères musulmans), l'objectif étant l'unification du mouvement palestinien. Rien à voir par conséquent avec la conjoncture française ou européenne, mais dans une perspective polémique, l'énoncé a été pour ainsi dire naturalisé. Est-ce à dire qu'il ne recouvrait rien? Il rendait compte en fait d'une réalité plus générale et qu'on rencontre souvent dans l'histoire : l'alliance circonstancielle des radicalités, celle qui – si souvent – a fait converger des formulations d'extrême gauche et d'extrême droite jusqu'à conduire parfois à des rapprochements temporaires. Il ne fait pas de doute aujourd'hui qu'au nom d'une interprétation contestable d'un islam politique ramené à un prétendu conflit de classe, certains courants de la gauche radicale se sont rapprochés du fondamentalisme musulman, espérant peut-être se l'agréger. Si l'on comprend (sans nécessairement l'excuser) qu'un J-L. Mélenchon, dans sa quête éperdue de voix, participe à une manifestation où l'on crie "Allah akhbar!", on perçoit moins l'objectif d'intellectuels de renom voulant nous expliquer que l'adhésion à un fanatisme obtus est la conséquence d'une oppression plus ou moins post-coloniale. L'expression "islamogauchisme" est peut-être maladroite, mais elle répond au sentiment d'une certaine confusion perçue comme contre-nature.

Et l'on rencontre là, toujours au niveau des universités, un autre problème que la démarche de Frédérique Vidal a sorti de l'ombre et dont la portée est bien plus grande car elle touche la nature même de l'enseignement, l'incompatibilité entre la démarche éducative et le militantisme.

Un professeur n'est pas un clerc catéchiste ou un prédicateur. Son rôle n'est pas de diffuser une vérité, mais de développer des esprits critiques et de leur donner les moyens de choisir, en les instruisant, entre des interprétations existantes et souvent contradictoires. Il ne tranche pas, il fait connaître et son devoir est de ne favoriser aucune version ni aucune idéologie. Ce n'est pas forcément facile, mais c'est la base même du principe de laïcité. Or, certains l'ont oublié quand ils ne se sont pas fait devoir d'imposer, forts de leur autorité intellectuelle, ce qui était leur propre conviction. Cette dérive, sensible au niveau des sciences humaines (et spécialement de la sociologie) est inacceptable. Elle a un nom : l'endoctrinement, et elle n'est pas loin précisément de la démarche religieuse.

Au-delà des remous actuels, ce sont des questions de fond qui sont posées. Il est regrettable que des maladresses brouillent les perspectives et offrent facilement des occasions de polémiques politiciennes, mais face au retour d'une prédominance de la croyance sur la connaissance et à la diffusion de désinformations sur les réseaux sociaux, il est urgent de rappeler les fondamentaux qu'ont posé près de trois siècles de rationalité dans notre héritage culturel.

lundi 8 février 2021

 

Le "peuple" et les "élites".

 

Pour comprendre la démarche, mais aussi les limites des populismes actuels au sein des démocraties libérales, il convient d'abord de détruire une légende tenace : le "peuple" (autrement dit les classes populaires) n'est pas spontanément porteur d'un désir de changement et d'une quête de progrès, il est foncièrement conservateur et craint tout remaniement dont il redoute les conséquences. On peut le comprendre : quoi qu'on en dise et même en démocratie, la nation est gouvernée par ceux qui détiennent la connaissance et maîtrisent les instruments culturels qui permettent de conduire l'action politique. Ces derniers les ont acquis par l'instruction et l'expérience et l'homme et la femme des couches populaires doivent s'en remettre à leur jugement. Tout changement est porteur d'inconnu et suscite d'autant plus la méfiance qu'on ne possède pas l'outillage intellectuel permettant d'en mesurer la vraie portée. Aussi, selon le vieil adage "un tiens vaut mieux que deux tu l'auras", on préfère conserver ce qu'on connaît que risquer une aventure préjudiciable. Le peuple est certes capable de révoltes, mais les révolutions viennent d'en-haut.

La légende est née des interprétations de la Révolution française données par les démocrates du XIX° siècle, soucieux pour des raisons idéologiques de faire des masses populaires l'acteur et le réalisateur de l'immense basculement qu'avait été la substitution de la souveraineté du peuple à l'onction divine qui légitimait le pouvoir des rois. La théorie avait sa logique, la réalité était différente : ce n'était pas un quelconque soulèvement populaire qui avait imposé les mesures révolutionnaires de 1789, mais l'action des députés élus de l'Assemblée nationale, tous issus des couches éduquées. Rien ne montre mieux la réinterprétation des faits visant à instituer le peuple comme intervenant primordial que le récit reconstruit du 14 juillet 1789.

 

Que c'est-il passé depuis la réunion des Etats-Généraux à Versailles le 5 mai 1789? Une profonde remise en cause de l'ordre existant par les députés du Tiers-état, mais aussi par un certain nombre de délégués des ordres privilégiés qui les ont rejoints. Il faut rappeler que plus de deux mois avant l'abolition des privilèges (qui interviendra le 4 août), le clergé et la noblesse avaient accepté, les 20 et 22 mai, l'abandon de leurs privilèges fiscaux et la norme de l'égalité devant l'impôt. La transformation des Etats en Assemblée nationale intervient dans la seconde quinzaine de juin. Au plan des principes, la révolution est faite.

Louis XVI est débordé par des événements qui le dépassent d'autant plus qu'il n'a pas vraiment la tête à la politique à ce moment : le 4 juin, il vient de perdre son fils aîné, mort à 7ans et demi. Il tergiverse et le 11 juillet, en renvoyant son ministre Necker et en concentrant des troupes autour de Paris, il donne l'impression de vouloir reprendre la main.

A Paris, les milieux politisés – essentiellement la bourgeoisie – suivent les événements mais qu'en est-il du petit peuple? Il a une autre préoccupation, l'augmentation du prix du pain. C'est une constante des années 1780 : en 1789, le pain quotidien représente à Paris 50% du budget d'un ménage ouvrier et la hausse s'accroît encore. Voilà qui motive plus que les débats des députés à Versailles…L'agitation à Paris est bien plus générée par cette colère que par les événements politiques  et l'habileté des acteurs révolutionnaires va être de la canaliser à leur profit.

 

Mais d'où vient cette flambée du prix des farines? D'un dérèglement climatique, déjà! En juin 1783, une formidable éruption affecte en Islande le volcan Laki. Elle dure huit mois, libérant 14 milliards de m3 de laves et 122 millions de tonnes de dioxyde de soufre, trois fois ce que sont de nos jours les émissions industrielles annuelles en Europe. Un nuage de cendre et de gaz envahit l'atmosphère, perturbant les rythmes climatiques jusqu'en Indonésie et au Japon. En Europe et particulièrement en France, les années 1784 à 1788 sont marquées par l'alternance d'étés très secs et d'hivers très froids : la production agricole s'effondre. L'été 88, spécialement, a été désastreux et les prix du blé s'envolent. On estime que relativement à 1750, ils ont augmenté de 250% en 1789. Voilà pourquoi le pain est si cher et qu'à Paris, la rue gronde. Les soutiens parisiens de l'Assemblée nationale, au vu des mesures prises à Versailles, vont exploiter cette colère quitte à en détourner le sens. Leurs orateurs de rue assurent que les mouvements de troupe préfigurent le "massacre des patriotes" et ils profitent de l'insurrection alimentaire du 13 juillet, qui s'est emparée d'armes aux Invalides, pour orienter les révoltés vers la Bastille, où se trouve un dépôt de poudre. On connaît la suite.

La majorité des insurgés n'a pas de projet politique, le roi est même populaire et la détestation de la reine ("l'Autrichienne") doit beaucoup à la xénophobie. Ce qu'on veut, c'est du pain, mais la force du symbole est considérable, la vieille prison apparaissant comme l'expression même de l'arbitraire monarchique. L'affirmation est si forte qu'à l'annonce de la prise de la Bastille, le roi recule et rappelle Necker. Les politiques ont donc admirablement instrumentalisé une colère populaire motivée par les problèmes quotidiens en l'utilisant comme moyen de pression. Parallèlement, des rumeurs sont colportées dans les campagnes, faisant croire à l'imminence d'une invasion étrangère, provoquant cette vague d'agitation nommée "la Grande Peur" qui conduit les paysans à s'en prendre aux châteaux et à brûler les vieilles chartes qui légitimaient des droits féodaux, dont ils ignoraient qu'ils avaient déjà été abandonnés en mai. La proclamation solennelle de l'abolition des privilèges le 4 août visera à calmer cette agitation.

 

Est-ce à dire que la situation frumentaire s'améliore? Certainement pas et c'est encore au cri "du pain!" que la foule se dirigera, début octobre, vers Versailles pour ramener à Paris "le boulanger, la boulangère et le petit mitron", autrement dit, la famille royale, dont on attend donc encore des miracles…

 

Belle démonstration, pour nos populistes actuels, que "les élites" manipulent "le peuple". Mais ils cautionneront néanmoins la légende qui fait de ce peuple le moteur des révolutions alors qu'il en est plutôt le carburant… Très rares sont les Français qui savent aujourd'hui que la fête nationale du 14 juillet ne commémore pas une prise de la Bastille qui fut finalement assez anecdotique, mais l'événement du 14 juillet 1790, cette Fête de la Fédération qui, présidée par le roi, donna l'espace d'une journée l'éphémère illusion d'une unité nationale retrouvée et d'une révolution achevée.

samedi 16 janvier 2021

Trump part, mais le trumpisme demeure.

 

 

Trump part, mais le trumpisme demeure.

 

L'éviction aux Etats-Unis de Donald Trump ne doit pas nous aveugler. Les forces qui l'ont porté au pouvoir sont intactes et les violences de ces derniers temps en témoignent. Ce que nous voyons en Amérique et dont les ressorts sont aussi présents en Europe (et particulièrement en France) s'insère dans le large et profond mouvement qui a dominé, dans le monde occidental, la seconde moitié du XX° siècle : le triomphe de l'individualisme ultralibéral.

Il prend sa source dans la vague de remise en cause des cadres politiques et sociaux correspondant, en Amérique comme en Europe, à l'arrivée à l'âge adulte de la génération née après la Seconde Guerre mondiale. Mais rien ne s'est passé comme les révoltés d'alors l'avaient imaginé.

 

Les juvéniles contestataires de la fin des années 1960, en France comme ailleurs, avaient rêvé d'un monde désaliéné, libéré des règles contraignantes héritées du passé, une société sans hiérarchie où les potentialités de chaque individualité auraient pu s'épanouir pleinement, amalgame incertain des utopies du XIXème siècle. Avec ses équivoques, cet idéal imprègne le gauchisme culturel qui faute d'un succès politique, prolonge en France jusqu'aux années 73/74 l'esprit de Mai 68, évitant – fort heureusement – les dérives violentes et terroristes qui affectent au même moment l'Allemagne et l'Italie. Cependant, ce modèle libertaire, qui finit par récuser tout principe régulateur et que vont théoriser un certain nombre de grands intellectuels (Foucault, Deleuze, Bourdieu) n'est pas sans risque. A considérer comme aliénante (et donc à rejeter) toute autorité perçue comme répressive ou conservatrice, on écarte successivement la famille, l'école, puis les institutions, autrement dit l'Etat. La démocratie représentative, patiemment construite depuis le XVIII° siècle, devient un "système" qui appelle l'insoumission : le citoyen s'efface derrière le rebelle.

 

Mais, de manière imprévue bien que logique, cette émancipation rageuse de toute tutelle va aussi concerner, au-delà de l'affectif, du privé et du politique, le domaine de l'économie. A ce niveau, la contestation libertaire recoupe une autre contestation, à l'œuvre elle aussi depuis les années 1960, celle de l'interventionnisme d'Etat d'esprit keynésien que dénoncent des cercles de réflexion qui prônent un retour au libéralisme économique intégral. Le paradoxe de la grande révolte individualiste est que n'ayant pas ébranlé le capitalisme qu'ils voulaient dépasser, mais ayant en revanche déstabilisé, en en disqualifiant les règles, le fragile équilibre entre liberté d'entreprendre et régulation de l'économie mis en place après la crise de 1929, les "révolutionnaires" des années 1960 ont involontairement créé un appel d'air en faveur de toutes les philosophies de la liberté, y compris celles qui opposent dans l'ordre économique le laisser-faire à toute tentative d'organisation assimilée à l'insupportable ingérence de l'Etat.

En revendiquant dans tous les domaines l'autonomie, les contestataires ont ainsi favorisé une entreprise générale de déréglementation et de désinstitutionalisation qui est venue indirectement converger avec la critique des théoriciens néolibéraux. Renforcés par l'impuissance des recettes keynésiennes face à la crise déclenchée en 1974 suite à la brusque augmentation du prix de l'énergie, ceux-ci parviendront bientôt au pouvoir, en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis, derrière Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

 

Ce prolongement inattendu, qui implante durablement l'idéologie ultralibérale au moment même où le progrès technique, puis l'effondrement du communisme soviétique rendent possible la mondialisation, n'est pas le seul à se révéler inverse des effets escomptés. En éclatant les sociétés en une poussière d'individualités, le nouvel ordre des choses détruit les formes consacrées d'encadrement social et le rôle pédagogique qu'elles assumaient, créant une fracture irréductible entre ceux que leur formation intellectuelle rend capables de décrypter eux-mêmes les situations et les moins éduqués, qui perdent tout repère. On est là aux racines du succès populiste, des démagogues aussi ambitieux que cyniques ayant vite compris l'opportunité qu'il y a à opposer "le peuple" aux "élites" dominatrices et corrompues. Tout le mécanisme de l'élection de Trump est là et sa chute ne change guère la donne. Trump est parti mais le trumpisme demeure.

C'est inquiétant pour l'avenir de la vraie démocratie. La disponibilité de masses désorientées, éprouvées par l'ampleur et la rapidité des changements, perméables aux simplismes réducteurs et dont la crédulité n'a d'égal que la défiance à l'égard de toute autorité justifiée, serait-elle celle de la science, ouvre la porte à une véritable régression. Reconquérir ces foules égarées exige la reconstitution des liens sociaux et l'acceptation des lois communes, démarches aussitôt dénoncées comme liberticides. La voie est donc singulièrement étroite pour les défenseurs de la démocratie libérale et la menace est grande d'un vrai retour de l'autoritarisme politique, qu'il soit porté par un populisme à la manière de Trump ou sous la forme d'un "état fort" illibéral telles la Russie de Poutine ou la Turquie d'Erdogan. Il est encore temps d'en prendre conscience.