vendredi 26 juin 2020

Le temps de (bien) avant.


Le temps de (bien) avant.

On parle beaucoup, par les temps qui courent, d'un "temps d'après" qui s'opposerait au "temps d'avant", entendons avant la pandémie du Covid19 et ses multiples conséquences. Mais, existe-t-il tant de différences entre hier et demain? Les vrais bouleversements n'ont-il pas eu lieu durant le dernier siècle, progressivement certes, mais en un temps historiquement très court, si court que les gens âgés encore en vie les ont traversés. L'examen de quelques chiffres risque là d'être très instructifs.

Une personne née dans l'entre-deux-guerre est venue au monde dans une France qui était alors l'une des principales puissances mondiales, dominant un empire planétaire de plus de 12 millions de km2 sur lequel, à l'instar de l'Empire britannique, "le soleil ne se couchait jamais". Elle achève sa vie dans un pays qui, certes, compte encore, mais qui, réduit à son espace européen, est un nain à côté des colosses démographiques et économiques qui montent.
Elle a assisté à des transformations sociales jamais vues à l'échelle d'une vie humaine. Retenons le simple exemple du recensement de la population de 1931. Il témoigne d'un événement notable, l'égale répartition entre ruraux et urbains : 50% des Français vivent en ville, 50% dans les campagnes. Or, à cette époque, mis à part le petit nombre d'artisans, de commerçants, de fonctionnaires présents dans les villages, la population du milieu rural est formée d'agriculteurs (on dit alors de paysans). En 2020, il n'en reste que 4% dont un tiers a plus de 55 ans. L'immense paysannerie qui avait été majoritaire jusque 1931 et qui représentait encore à ce moment la moitié de la population s'est comme évaporée. La grande majorité des habitants actuels de zones rurales ne sont plus agriculteurs au point qu'on a inventé le mot "rurbain" pour désigner les gens qui habitent la campagne et qui travaillent en ville.
Dans un autre domaine, notre personnage-type, aujourd'hui largement octogénaire, est né dans une France encore très attachée aux croyances religieuses, et spécialement à la foi catholique. Baptêmes et Premières Communions étaient des rites familiaux presque universels, même chez ceux dont l'engagement religieux restait faible En 1950, encore 40% des Français fréquentaient la messe dominicale. Ils sont aujourd'hui 1,5% et nombre de communes cherchent pour leurs églises désertées et sans prêtre un nouvel usage, quand elles n'envisagent pas de la vendre vu l'importance des coûts d'entretien. La France s'est déchristianisée en deux générations au terme de quinze siècles d'hégémonie culturelle de l'Eglise.
Le plan politique révèle aussi ses surprises tant les lignes y ont bougé. En 1946, le Parti communiste français mobilisait 28% de l'électorat et un tiers des élus à l'Assemblée nationale relevait de cette mouvance. Ils ne sont plus que onze en 2017 suite au score de 2,72% des voix aux élections législatives. Le candidat de ce même parti à la présidentielle, qui ralliait 21% de suffrages en 1969, en a obtenu 1,93% en 2007. En revanche, le mouvement créé par Jean-Marie Le Pen, qui recueillait 0,70% des voix à la présidentielle de 1974, en a concentré 16,9% à l'élection de 2002 et son successeur, le Rassemblement national, 33,9% au second tour de 2017.

L'ampleur et la rapidité de changements d'une telle dimension donnent le vertige. Du moins à qui l'observe avec le regard de l'Histoire car les contemporains, vivant dans le moment, n'en prennent pas spontanément la mesure. Sauf peut-être ces vieillards qui ont connu le monde de (bien) avant, quand ils se remémorent leur jeunesse. Comment effectivement imaginer face aux banlieues hérissées de barres et de tours les quasi-villages qu'elle étaient encore au sortir de la seconde guerre mondiale? Comment croire que l'emplacement des pistes et des installations de l'aéroport Charles de Gaulle était, il y a trois quarts de siècle, les champs de betteraves du village de Roissy? Comment penser que jusque 1963, la hantise d'un garçon quand il arrivait à vingt ans était de partir à la guerre alors que la condition militaire est redevenue un métier, comme sous l'Ancien Régime?
Avoir connu le monde de (bien) avant est peut-être un facteur de relativisation du présent. Notre octogénaire aura connu deux épidémies meurtrières, en 1957 et en 1969, qui ne laissèrent peut-être pas indifférents, mais qui ne bouleversèrent aucunement la vie sociale et économique. Pour ces gens qui avaient vécu enfant ou adolescent la guerre mondiale, ce n'était au fond qu'une péripétie.

mercredi 17 juin 2020

Le monde d'après


Le monde d'après.

Le regard historique, quand il enveloppe un vaste espace et la longue durée, n'offre certes pas de clés pour prévoir l'avenir, mais s'avère instructif pour comprendre le présent. C'est lui qui nous a fait réaliser que la Chine avait été, depuis des siècles et jusqu'à l'aube du XIX° siècle, la première puissance économique du monde. C'est lui également qui nous a fait comprendre qu'il était impossible d'étendre au monde entier le modèle de développement conçu par l'Occident depuis trois siècles
Alors que nous avons conscience d'aborder une période cruciale de réexamen de nos modes de vie, un regard panoramique sur l'itinéraire historique de notre civilisation peut en ce sens être éclairant.
A la différence des grandes civilisations de l'Antiquité qui avaient toutes associé le travail à l'esclavage, le modèle qui se construit progressivement en Europe de l'Ouest à partir de l'an Mille le récuse (son ultime avatar, le servage paysan, s'estompe dès le XIII° siècle). Sans doute faut-il y voir l'influence de l'éthique chrétienne, mais aussi le constat que le travail servile coûte finalement plus cher que les diverses formes du travail salarié. Le recours par les Occidentaux à l'esclavagisme dans les colonies d'Amérique, du XVII° au XIX° siècle, restera marginal, temporaire et d'ailleurs vivement critiqué. A ce préalable originel s'ajoute, à partir du XV° siècle, ce qui va faire la spécificité de la civilisation occidentale : l'affirmation de l'unicité de l'individu comptable de ses actes et la prééminence de la connaissance sur la croyance, porteuse à terme de l'essor de la science rationnelle. On peut y ajouter, sous l'influence de la Réforme protestante du XVI° siècle, un regard nouveau sur les richesses terrestres, considérées non plus comme vecteur du péché, mais au contraire comme signe de la faveur divine si elles sont acquises honnêtement par l'initiative et le travail.
C'est dans ce contexte que se déterminent deux démarches complémentaires et décisives. Fortes de progrès dans le domaine nautique, les nations maritimes de la façade atlantique se lancent dans une série de voyages de découvertes qui ouvrent la voie à la colonisation de l'Amérique et à une première mondialisation. L'afflux soudain d'or et d'argent qui s'ensuit, joint aux initiatives d'individus audacieux, jettent les bases de ce qui deviendra le capitalisme : recherche d'un profit, accumulation d'un capital financier qu'on peut réinvestir et qui génère une croissance, rémunération salariée du travail.
En même temps, le pouvoir politique, sous la forme des états monarchiques, se renforce et ce capitalisme naissant se trouve nécessairement sous sa tutelle. C'est avec la permission des rois et sous condition que ces derniers en tirent un maximum de profit que les entreprises privées se développent.

Le tournant suivant se situe au XVIII° siècle. A l'association complémentaire et féconde de la science et de la technique, facteur de progrès multiples, s'ajoute une progressive désacralisation du monde, dont l'incidence politique sera un basculement de ce qui institue la légitimité de l'autorité publique : celle-ci ne procédera plus d'un décret divin transcendantal, mais du consensus des gouvernés passés de sujets à citoyens. C'est l'avènement de ce qu'on peut désigner comme l'ère libérale, qui fonde le principe démocratique, exonère le capitalisme de la tutelle de l'Etat, et dont l'acte de naissance s'inscrit dans les révolutions américaine (1776) et française (1789).
C'est cette ère qui s'achève à présent sous nos yeux. L'état démocratique libéral, qui se refusait par définition toute manifestation d'autoritarisme, s'est trouvé débordé par un pouvoir économique aux capacités financières souvent supérieures à celles des états et organisé en structures multinationales dans le cadre  d'une nouvelle mondialisation conséquence d'extraordinaires percées techniques. Dans le dernier quart du XX° siècle, une radicalisation effrénée du libéralisme économique a déséquilibré les sociétés occidentales, générant un accroissement sans précédent des inégalités et un productivisme sans mesure épuisant les ressources de la Terre et déréglant les mécanismes climatiques. Rejetant toute régulation, ce capitalisme anarchique a trouvé ses limites, d'abord dans la crise financière qu'il n'a pu maîtriser en 2008, puis face au séisme mondial qu'a été la pandémie de 2020.
Compte tenu de ce qu'a été l'itinéraire historique de la civilisation occidentale, ce sont ses bases mêmes qui sont ébranlées, à commencer par la prééminence du principe de liberté. Le capitalisme, qui manifeste une prodigieuse capacité d'adaptation dès l'instant que ses profits sont assurés, semble l'avoir déjà compris puisqu'il accepte à nouveau une tutelle de l'Etat s'il y trouve un avantage. Le pouvoir politique retrouve ainsi sa suprématie en restaurant l'autorité. Dans un espace culturel constamment resté différent des valeurs de l'Occident, la Chine, la mutation est déjà faite.

jeudi 4 juin 2020

Est-il déjà trop tard?


Est-il déjà trop tard?

Nous remarquions naguère que les siècles historiques ne coïncident pas exactement avec les siècles calendaires. L'année 2020 sera sans doute retenue par les historiens comme le vrai début du XXI° siècle, mais en plus, il se pourrait bien qu'elle devienne une année-charnière, comme 1453 ou 1789 tant la portée de l'événement mondial qui a marqué son premier trimestre annonce de conséquences.
L'ébranlement produit par la pandémie du Covid-19 et les mesures qui ont suivi sont telles qu'il est difficile à chaud d'en mesurer les retombées. Pour en retenir l'essentiel, la dévalorisation du modèle économique néolibéral, dont la crise a révélé les carences, sinon les nuisances, a substitué aux thèmes du marché autorégulateur et à l'effacement de l'Etat un appel à l'aide de la puissance publique, autrement dit à un retour de suprématie du politique sur l'économique. Cette résurrection de l'Etat s'est accompagnée d'un renouveau de l'autorité, mettant fin à près d'un demi-siècle d'ultralibéralisme sociétal  magnifiant l'individualisme libertaire. La peur de la contagion a soudain rendu docile. Le cas français est particulièrement exemplaire tant ce peuple d'éternels mécontents, volontiers "en colère", s'est montré obéissant! On peut être indigné en paroles et prudent en action…
Ce retour vers une suprématie du politique préfigure aussi les impératifs prévisibles des crises qui s'annoncent : dans l'immédiat les conséquences économiques et sociales du coup d'arrêt mondial donné à la croissance ; à plus long terme les réponses qu'il faudra bien apporter aux bouleversements que promet le changement climatique. Face à des problèmes d'une telle ampleur, le laisser-faire n'est plus de mise et des mesures prises à l'échelle réduite des cadres nationaux illusoires. Le retour à l'autorité et à une coopération internationale paraît incontournable.

Quelle forme prendra-t-il? C'est toute la question et, il faut le dire, une occasion d'inquiétude. Si cela semble ne pas poser de grands problèmes dans d'autres espaces culturels modelés par des traditions séculaires (on pense là à la Chine, la Russie, la Turquie), l'occurrence est toute autre dans le monde occidental, structuré depuis plus de deux siècles autour des principes de la Déclaration des droits de l'homme et des modes de gouvernement de la démocratie libérale. Là, des signes inquiétants pointent au sein même des nations qui furent instigatrices des idéaux de liberté. Aux Etats-Unis, Donald Trump a été porté au pouvoir et rien ne prouve qu'il ne sera pas réélu. En France, un sondage de l'IFOP révèle que 48% des sondés ayant entre 25 et 34 ans se disent ouverts à un pouvoir autoritaire limitant les habituels mécanismes de contrôle démocratique.
Un retour de la primauté du politique se confond-il donc avec la résurgence de l'autoritarisme? Géré par le logiciel néolibéral, le capitalisme s'accommodait d'autant mieux de la démocratie pluraliste qu'il pouvait prétendre en  partager les mêmes racines idéologiques. Devenu par nécessité un "capitalisme de connivence" coopérant avec un état à la fois directeur et protecteur, comme l'atteste aujourd'hui le modèle chinois, il peut parfaitement s'accorder avec un pouvoir fort et incontesté qui fera d'autre part rempart aux contestations sociales.

Dans un article paru il y a un mois dans "L'Express", la journaliste Anne Rosencher s'interrogeait sur la capacité des élites politiques libérales à se réinventer*. Elle signalait avec raison que le libéralisme avait permis en Europe deux siècles de progrès inégalés, mais que son dévoiement à la fin du XX° l'avait plombé. Dans tous les domaines, la radicalité ultralibérale avait fait exploser les facteurs d'inégalité, créant la montée des frustrations et, creusant les déséquilibres sociaux, avait généré la défiance à l'égard de la démocratie représentative et l'attirance envers la rhétorique populiste opposant "le peuple" aux "élites".
Un retour affirmé (et mis en œuvre) aux valeurs de la Déclaration des droits, qui proclame que "les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", pourrait-il autoriser la convergence entre un renforcement de l'Etat et la sauvegarde de l'essentiel du libéralisme politique? C'est peut-être possible, mais comme le concluait Anne Rosencher, "il est déjà tard".


"L'Express". 30 avril 2020.