samedi 29 décembre 2012

Marx et Stirner.


 Dans les années 1840, âge effervescent des utopies sociales où les derniers feux du Romantisme viennent alimenter la contestation de l'ordre existant, qu'il soit hérité du passé ou issu des transformations nées des révolutions politiques et techniques, deux intellectuels allemands formulent presque simultanément des propositions dont nul n'imagine alors combien elles seront déterminantes pour le siècle à venir.
Le premier en date est Max Stirner, ancien étudiant de Hegel qui publie à Berlin en 1844 "L'unique et sa propriété". Le second est Karl Marx qui, assisté de son ami Friedrich Engels, fait paraître à Londres fin 1847 un "Manifeste du parti communiste"
Difficile d'imaginer deux approches plus différentes. Le livre de Stirner, écrit d'une manière qui peut paraître désordonnée, est une exaltation passionnée de l'individu dans son unicité. "Pour moi, affirme Stirner, il n'y a rien au-dessus de moi". La société n'est qu'un système de dépendance qui entrave dans ses rets l'accomplissement de l'individu. L'Homme (avec un grand H) n'existe pas, chaque être est unique et tel quel, il est souverain. Toutes les croyances, la religion, le nationalisme, l'étatisme, le libéralisme, l'humanisme ne sont que des superstitions qui s'imposent par l'autorité et contraignent à la soumission. L'autorité, voilà l'ennemie et le but à poursuivre est de rendre à l'individu la souveraineté dont il a été dépouillé. La société (dont Stirner ne nie pas l'existence) n'est qu'une association libre où chacun peut entrer ou sortir en fonction de son choix et de son intérêt du moment. Le livre de Stirner est la proclamation d'un égoïsme radical qui pose l'interdépendance des individus comme élément fondamental de leur aliénation.
Le "Manifeste" de Marx et Engels dit à peu près le contraire. Modèle de clarté et de concision, ce texte bref se veut l'esquisse d'un programme étayé d'une interprétation de l'histoire. Cette dernière est comprise comme un combat toujours recommencé où la classe des exploités affronte celle des exploiteurs. Son aboutissement doit être l'avènement d'une société sans classe solidaire, sans exploitation ni domination, où le libre épanouissement de chacun conditionne le libre développement de tous. Marx et Engels voient ce moment venu : en assumant l'ultime révolution sociale, le prolétariat ouvrier sera l'artisan de ce monde nouveau et fraternel où l'abondance des richesses créées permettra d'assurer à chacun selon ses besoins. Là où Stirner voyait un monde d'individus uniques dans leur différence, Marx conçoit une humanité qui n'existe que dans la solidarité qui unit ses membres en une vaste coopération. Le premier fait de la liberté l'expression même de l'émancipation : sa postérité sera l'anarchisme libertaire. Le second croit aux vertus de l'égalité et à la puissance de l'effort collectif : il donnera forme au socialisme.
Des deux conceptions antagonistes, c'est le socialisme marxien qui s'imposera dès la seconde moitié du XIX° siècle comme alternative au capitalisme libéral. Il marginalisera l'idéologie libertaire pour plus d'un siècle.

lundi 10 décembre 2012

La quadrature du cercle.






Il y a deux mois, nous regrettions l'inexistence de fait d'une alternative crédible de gauche  et envisagions la nécessité de changer de logiciel politique. La démarche, qui dépasse largement le simple cas de la France, implique un tel remodelage et une si profonde remise en cause qu'elle ne peut être menée à bien qu'au terme d'une véritable redéfinition de la notion de progrès, opération dont il n'est pas sûr du tout qu'elle bénéficie dans l'immédiat de l'adhésion populaire.
Issue de l'idéologie des Lumières du XVIII° siècle, l'idée de progrès, qui structure depuis plus de deux siècles la pensée de gauche, s'est inscrite simultanément au plan politique et au plan social. Dans le premier cas, elle a visé à l'institution de la démocratie, dans le second, à l'élévation du niveau de vie des couches populaires et à la réduction des inégalités. L'objectif politique a généralement été atteint (c'est le cas de la France) dès la fin du XIX° siècle, l'objectif social a été poursuivi durant tout le XX° siècle et il s'est en particulier concrétisé dans les divers projets sociaux-démocrates, de l'augmentation des salaires à la création de l'Etat-providence. Son aboutissement a été le progressif effacement des hiérarchies sociales, si évidentes au XIX° siècle qu'elles ont  sous-tendu la théorie marxienne de la lutte des classes, mais que l'amélioration de la condition des salariés a graduellement estompées jusqu'à finir par constituer cette vaste nébuleuse désignée aujourd'hui du terme vague de "classe moyenne". Cette élévation générale du niveau de vie, gérée dans le cadre d'une économie de marché, s'est aussi traduite par la mise en place des sociétés de consommation, cette dernière, comme l'affirmait Keynes, étant considérée comme le véritable moteur de la croissance économique. Pour ce qu'on nommait encore les classes populaires, le progrès s'est donc identifié à l'accession à une consommation accrue dont, au tournant du XX° siècle, la possession d'une automobile est devenu comme le symbole concret.

A regarder les choses autrement, le progrès social vu par la gauche s'est donc ainsi trouvé inséparable du productivisme, cette démarche économique visant à produire toujours plus et à développer par là même une offre constamment élargie que les mécanismes de concurrence propres à l'économie de marché rendent de moins en moins coûteuse. Ce processus a certes permis aux sociétés occidentales de dispenser au plus grand nombre le plus haut niveau de vie et la plus généreuse protection sociale de toute l'histoire humaine, mais il se heurte aujourd'hui, d'une part à l'impossibilité d'étendre ce modèle à la totalité d'une humanité qui poursuit sa croissance démographique (ce qui crée un puissant facteur d'inégalité à l'échelle planétaire), d'autre part, aux inquiétudes à l'égard de l'environnement et de l'avenir du biotope que fait courir le maintien des pratiques productives propres aux sociétés avancées.
Le nouveau logiciel d'une pensée de gauche rénovée, donc d'une vision nouvelle du progrès humain, ne passerait donc plus par la croissance toujours augmentée de la production matérielle garantissant celle d'un niveau de vie toujours plus élevé, mais par la recherche d'une meilleure insertion de l'homme dans un milieu naturel qu'il conviendrait de respecter pour assurer, en dernière analyse, la survie de l'espèce. C'est une véritable révolution !

La reconversion s'avère en effet difficile et risquée.  Après s'être fait le défenseur sans relâche du "pouvoir d'achat", la gauche réinventée devrait exalter la sobriété, concept qui serait vite assimilé en termes populaires à l'austérité, l'un de ces mots dont le seul énoncé suscite le refus, sinon la colère. L'introduction de normes écologiques ayant comme immédiat corollaire une hausse des coûts de production, donc, une augmentation des prix de vente (comme on le constate déjà pour les produits "bio"), ce sont évidemment les plus bas revenus qui seraient les premiers affectés. On peut certes imaginer maints processus de compensation, mais sauf à introduire un ensemble de contraintes qui finiraient par menacer la démocratie elle-même, il paraît inévitable que les nouvelles conditions soient ressenties en milieu populaire comme une authentique baisse du niveau de vie tant les habitudes consuméristes se sont inscrites comme signe d'une promotion sociale. Un tournant de cette ampleur exigerait des trésors de pédagogie et il n'est pas certain que celle-ci soit entendue, d'autant qu'il serait de bonne guerre pour la droite conservatrice de dénoncer une rigueur jugée excessive et de vanter les facilités de l'ancien temps. Il s'avérerait alors, pour cette dernière, séduisant (et fructueux) de présenter le nouveau discours de la gauche comme culpabilisant et pénalisant. L'inversion des rôles deviendrait dès lors totale, le conservatisme attirant l'adhésion populaire dans sa défense de l'individualisme consumériste et hédoniste quand la volonté de réorienter l'idée de progrès humain dans le sens de la sobriété et de la solidarité prendrait les couleurs de l'abstinence et du renoncement. Les conséquences politiques seraient considérables.
Etrange dilemme ! Ayant dans l'ensemble atteint les objectifs qu'elle s'était fixée depuis ses origines, au XVIII° siècle, la pensée de gauche découvre que son projet était inséparable d'un productivisme qui révèle aujourd'hui, non seulement ses limites, mais de réels dangers qui vont jusqu'à menacer à terme l'avenir même de l'humanité. Réviser ces prémisses et, comme nous le suggérons, changer le logiciel reviennent en conséquence à repenser ce que peut être aujourd'hui ce souci du progrès humain qui a toujours été l'élément fondamental des idéologies de gauche.
Mais comment le faire accepter des couches populaires qui ont de tout temps représenté, tant l'objet de ses attentions que son socle politique, alors que la mise en place d'une autre façon de vivre a toutes les chances de n'être perçue dans ces mêmes milieux que comme une régression ?
Cela fait penser au vieux problème de la quadrature du cercle.

jeudi 6 décembre 2012

L'isolement de la classe politique



En novembre 2008, le congrès du PS à Reims donne l'image d'une foire d'empoigne et c'est au prix d'une manipulation à peine dissimulée des suffrages que Martine Aubry arrache le secrétariat et écarte Ségolène Royal, que son honorable défaite à l'élection présidentielle de 2007 semblait tout naturellement désigner pour diriger le parti.
Quatre ans plus tard, en novembre 2012, l'élection d'un président de l'UMP se transforme en bataille de chiffonniers entre J-F. Copé et F. Fillon, où tous les coups paraissent permis et où  la fraude à grande échelle vide de tout sens le vote des militants. Moins bien armé d'un appareil dirigeant que ne l'est le PS, l'UMP fait naufrage.
Dans un cas comme dans l'autre, l'âpreté du combat s'est limitée à l'espace restreint de ce qu'on nomme la "classe politique", la société civile (autrement dit la masse des électeurs) assistant éberluée à ces échauffourées et oscillant, selon ses convictions, entre exaspération, indifférence ou amusement. On avait parfois l'impression étrange d'être au théâtre et rien mieux que cette prise de distance ne souligne la frontière qui semble s'être établie entre l'ensemble des citoyens et les hommes et les femmes qui, selon les règles de la démocratie représentative, sont censées être mandatés par eux pour conduire l'Etat.. Devenue une sorte de monde à part, la "classe politique" obéit à ses propres règles et se comporte en société autonome..