Dans les
années 1840, âge effervescent des utopies sociales où les derniers feux du
Romantisme viennent alimenter la contestation de l'ordre existant, qu'il soit
hérité du passé ou issu des transformations nées des révolutions politiques et
techniques, deux intellectuels allemands formulent presque simultanément des
propositions dont nul n'imagine alors combien elles seront déterminantes pour
le siècle à venir.
Le premier en
date est Max Stirner, ancien étudiant de Hegel qui publie à Berlin en 1844
"L'unique et sa propriété". Le second est Karl Marx qui,
assisté de son ami Friedrich Engels, fait paraître à Londres fin 1847 un "Manifeste
du parti communiste"
Difficile
d'imaginer deux approches plus différentes. Le livre de Stirner, écrit d'une
manière qui peut paraître désordonnée, est une exaltation passionnée de
l'individu dans son unicité. "Pour
moi, affirme Stirner, il n'y a rien
au-dessus de moi". La société n'est qu'un système de dépendance qui
entrave dans ses rets l'accomplissement de l'individu. L'Homme (avec un grand
H) n'existe pas, chaque être est unique et tel quel, il est souverain. Toutes
les croyances, la religion, le nationalisme, l'étatisme, le libéralisme,
l'humanisme ne sont que des superstitions qui s'imposent par l'autorité et
contraignent à la soumission. L'autorité, voilà l'ennemie et le but à
poursuivre est de rendre à l'individu la souveraineté dont il a été dépouillé.
La société (dont Stirner ne nie pas l'existence) n'est qu'une association libre
où chacun peut entrer ou sortir en fonction de son choix et de son intérêt du
moment. Le livre de Stirner est la proclamation d'un égoïsme radical qui pose
l'interdépendance des individus comme élément fondamental de leur aliénation.
Le
"Manifeste" de Marx et Engels dit à peu près le contraire. Modèle de
clarté et de concision, ce texte bref se veut l'esquisse d'un programme étayé
d'une interprétation de l'histoire. Cette dernière est comprise comme un combat
toujours recommencé où la classe des exploités affronte celle des exploiteurs. Son
aboutissement doit être l'avènement d'une société sans classe solidaire, sans
exploitation ni domination, où le libre épanouissement de chacun conditionne le
libre développement de tous. Marx et Engels voient ce moment venu : en assumant
l'ultime révolution sociale, le prolétariat ouvrier sera l'artisan de ce monde
nouveau et fraternel où l'abondance des richesses créées permettra d'assurer à
chacun selon ses besoins. Là où Stirner voyait un monde d'individus uniques
dans leur différence, Marx conçoit une humanité qui n'existe que dans la
solidarité qui unit ses membres en une vaste coopération. Le premier fait de la
liberté l'expression même de l'émancipation : sa postérité sera l'anarchisme
libertaire. Le second croit aux vertus de l'égalité et à la puissance de
l'effort collectif : il donnera forme au socialisme.
Des deux
conceptions antagonistes, c'est le socialisme marxien qui s'imposera dès la
seconde moitié du XIX° siècle comme alternative au capitalisme libéral. Il
marginalisera l'idéologie libertaire pour plus d'un siècle.