mercredi 26 juin 2013

Petits rappels du temps passé.




Devenu roi en 1774, Louis XVI  trouve une situation financière fort compromise et un état au bord de la banqueroute. Il fait d'abord confiance, pour redresser la situation, au ministre Turgot, ami d'Adam Smith et acquis aux toutes neuves idées du libéralisme économique. Puis, déçu des résultats et sous la pression de son entourage, il s'en sépare deux ans plus tard pour faire appel à un banquier genevois, Jacques Necker.
La monarchie française paraît alors un système sclérosé, paralysé par une multitude de blocages, doté d'un système fiscal qui, au nom de privilèges acquis de longtemps par la noblesse et le clergé, prive la couronne de la possibilité d'imposer les plus riches. L'administration révèle un empilement de structures et de juridictions qui font double emploi ou se contrarient. Le déficit permanent a conduit l'Etat à multiplier les emprunts au point que dans les années 1780, le service de la dette absorbe 80% des recettes publiques.
Necker décide à partir de 1776 une politique résolue de compression des dépenses publiques et de réorganisation administrative visant à la simplification et à la décentralisation, ce qui lui aliène les notables de province. Peu sensible aux arguments des libéraux, il envisage de développer le rôle de l'Etat, en particulier sa fonction d'assistance. Surtout, il suggère une réforme fiscale qui, en taxant les biens fonciers, permettrait de tourner les privilèges de l'aristocratie et du clergé. C'en est trop, ces derniers obtiennent du roi son renvoi.
Entre temps (et contre l'avis de Necker), la monarchie française s'est lancée dans le soutien aux Américains soulevés contre leur métropole britannique, action qui ira jusqu'à la déclaration de guerre au Royaume-Uni en 1778. Opération se déroulant sur un lointain continent et mobilisant d'énormes forces navales, la guerre d'Amérique est, certes, un grand succès de prestige et elle permet la naissance des Etats-Unis, mais, financée à coup d'emprunts, elle transforme le déficit financier de la France en abîme sans fond ! Ayant récusé Necker, Louis XVI, après quelques tâtonnements, fait alors appel à Charles-Alexandre de Calonne.
Brillant, spirituel, très à l'aise à la Cour, Calonne n'a pourtant rien du personnage frivole souvent décrit. Il a un passé d'administrateur compétent, ayant derrière lui une carrière d'intendant (nous dirions aujourd'hui préfet) où il a fait preuve de pragmatisme et d'efficacité. A la différence de ces prédécesseurs, ce n'est en rien un doctrinaire. Pour lui, le premier impératif est de reconquérir la confiance des marchés financiers qui prêtent à la France et pour ce faire, il faut dissimuler ses faiblesses et réactiver l'économie, vraie créatrice de richesse. On appellerait cela, de nos jours, une politique de relance par l'investissement public. Il entreprend en conséquence une politique de grands travaux financés par l'Etat (canal de Bourgogne, port de Cherbourg), pousse au développement industriel en faisant appel aux capitaux privés qu'il encourage par l'octroi de primes (Le Creusot) et, pour stimuler l'économie française, il négocie en 1786, la paix revenue, un traité de commerce avec l'Angleterre abaissant considérablement de part et d'autre les taxes douanières.
Evidemment, il faut trouver l'argent et Calonne emprunte, emprunte, profitant de l'image favorable qu'il offre du royaume, allant jusqu'à donner à la Cour de Versailles le plus grand éclat possible pour rassurer d'éventuels créanciers.
Il faut reconnaître que sa politique a des résultats concrets dont le voyageur anglais Arthur Young témoignera dans le tableau sans complaisance qu'il fait de la France du temps, mais la spéculation boursière se déchaîne et loin de réduire le déficit, Calonne le creuse encore plus.
C'est alors que pour augmenter les recettes de la couronne, Calonne, tout comme Turgot, tout comme Necker, regarde du côté d'une réforme fiscale. Il avait d'abord pensé réduire les impôts pour favoriser les investissements privés, mais l'obsolescence du système avait fini par le convaincre que c'était une refonte complète qui s'imposait. Fin 1786, il propose en conséquence le remplacement du maquis inextricable de taxes existantes par un impôt foncier unique, la "subvention territoriale". C'est taxer de fait les biens des ordres privilégiés et au vu du projet, Louis XVI s'exclame : "C'est du Necker tout pur que vous me donnez là !".
Pour faire passer sa réforme, Calonne songe alors à mettre les privilégiés au pied du mur et, partisan de la concertation, il obtient fin 1786 la convocation à Versailles d'une "Assemblée des notables", qui se réunit effectivement début 1787. Hormis quelques voix raisonnables, c'est un concert de protestations défendant des avantages acquis historiquement et inaliénables. "Ne rien lâcher" semble la devise des notables réunis et l'Eglise n'est pas la dernière à se faire entendre. Le verdict est clair : la réforme est inapplicable. Calonne a échoué. Il est remercié par le roi en avril 1787.
Louis XVI finit par rappeler Necker. Celui-ci, ne voulant pas recommencer l'expérience désastreuse de l'Assemblée des notables, va proposer au roi de convoquer simplement les Etats-Généraux, une procédure oubliée depuis 175 ans. On connaît la suite…
Karl Marx a dit que l'Histoire s'écrit d'abord comme une tragédie et se renouvelle en farce. C'est peut-être vrai, mais il s'y découvre parfois comme des analogies de situation, ce qui ne veut pas dire – heureusement – que l'issue en soit nécessairement la même.

dimanche 2 juin 2013

Peuple et progrès.




Depuis J-J. Rousseau et ses épigones du XVIII° siècle, il s'est imposé l'idée que la vox populi ne pouvait témoigner que de l'aspiration au progrès, à l'amélioration de la condition humaine, à l'émancipation des contraintes induites par l'ignorance et c'est sur cet axiome que s'est fondée la confiance en la démocratie et la souveraineté populaire.
Très présente durant la Révolution française, cette conviction s'est précisée en se nuançant au cours du XIX° siècle. Au peuple conçu dans sa totalité, terme synonyme de société sinon de nation (le démos des Anciens), s'est progressivement substituée une définition plus restrictive à connotation sociale, "le plus grand nombre, précise le Robert, opposé aux classes supérieures dirigeantes ou aux élites", acception qui introduit la notion de classe sociale que Karl Marx ne tardera pas à théoriser. Cette sorte d'infaillibilité naturelle des couches populaires a imprégné la démarche socialiste et même l'ensemble de la pensée de gauche. "Lui ne trompe jamais", écrit le Victor Hugo des "Châtiments " dans son poème "Au peuple".
Est-ce historiquement si évident ? Loin d'être spontanément progressiste, le peuple (et spécialement celui que les marxistes préféraient appeler "les masses") ne serait-il pas plutôt conservateur ? Quelques exemples historiques tendraient à le montrer.
Il a fallu attendre la fin du XX° siècle pour s'apercevoir que le plus vaste mouvement populaire de la Révolution française ne fut (quelle qu'en ait été l'importance politique) aucune des "journées" insurrectionnelles parisiennes, mais le soulèvement paysan des départements de l'Ouest en 1793-94 contre la Convention. La prise de la Bastille, le 10 août 1792 mobilisèrent à Paris quelques milliers de personnes ; la "virée de galerne", cette incertaine manœuvre des insurgés vendéens qui, passés la Loire, va les conduire jusqu'au rivage de la Manche, s'enflant en cours de route de l'adhésion des paysans des régions traversées, met en mouvement entre 80 et 100 000 participants, hommes, femmes, enfants mêlés, énorme exode qui s'achèvera dans la déroute et le sang. Ce qui motive ces foules est un rejet confus, mais résolu, de l'ordre nouveau qu'instaure la toute jeune République et un attachement aux valeurs fondamentales du monde ancien, la religion et le roi.
En 1848, la Seconde République accorde le suffrage universel, donnant ainsi aux masses populaires l'occasion de s'exprimer démocratiquement. Leur vote élit une assemblée plus conservatrice que ne l'était la Chambre censitaire de la monarchie renversée et, dans la lancée, elle porte à la tête de l'Etat non l'un des chefs du parti républicain, mais le prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu et héritier de Napoléon 1er qui s'empresse quatre ans plus tard de restaurer l'Empire !
Ajoutons que contrairement à une légende complaisante, le régime de Napoléon III a constamment disposé d'un large appui populaire dont témoigne le succès des plébiscites, spécialement du dernier, en mai 1870. Sans la guerre imprudemment engagée contre la Prusse, rien ne laisse supposer l'Empire menacé de l'intérieur et la IIIème République aura bien du mal à se faire accepter.
On objectera qu'il s'agissait des masses paysannes dans une France encore très majoritairement rurale. Vivant au rythme des saisons, peu ouvert au monde extérieur, enfermé dans la survie des cultures folkloriques, le monde paysan traditionnel aurait été naturellement conservateur. Le prolétariat ouvrier, lui, ayant pris conscience de sa force, éduqué et structuré par ses syndicats et ses organisations politiques,  aurait en revanche relevé le flambeau du progrès.
Certes, mais à y regarder de plus près et au-delà d'incontestables conquêtes sociales, d'ailleurs rendues possibles grâce à l'énorme création de richesses consécutive aux révolutions industrielles, l'encadrement des masses ouvrières par des mouvements promettant l'égalité et la justice a débouché sur la réalité des totalitarismes. L'aspiration au progrès, dont les masses étaient censées être porteuses, leur était en réalité soufflée par des doctrinaires et non le produit d'une conscience populaire spontanée. Elle avait d'ailleurs ses limites. L'émancipation des mœurs, qui fut l'une des grandes nouveautés de la seconde moitié du XX° siècle, n'a pas rencontré chez les maîtres à penser de la classe ouvrière l'adhésion qu'on aurait pu attendre de promoteurs d'une humanité libérée. : en 1956, le Parti communiste français condamnait le contrôle des naissances… Et que penser du soutien populaire massif dont bénéficièrent le fascisme et le nazisme quand ils s'instaurèrent dans l'Italie et l'Allemagne de l'entre-deux-guerres ?
Les masses populaires n'ont pas de vocation spéciale et innée au progrès. Elles manifestent plutôt une méfiance prudente à l'égard des nouveautés dont elles redoutent toujours – conséquence d'une expérience séculaire – des retombées négatives. Elle ont conscience de leur condition et savent d'instinct que s'il y a des perdants, elles seront les premières victimes. Elles croient volontiers les prophètes, des millénaristes du Moyen-âge aux thuriféraires de la révolution, mais constatent aussi qu'elles sont toujours déçues et que n'arrivent jamais, ni le règne de l'Esprit, ni le grand soir, ni les lendemains qui chantent. Plus prosaïquement, elles réalisent aussi que le changement promis pour maintenant n'est en réalité que la continuité sous un autre langage.
S'il leur arrive de se révolter, ce n'est pas forcément dans le sens de ce progrès dont rêvent les philosophes, mais plutôt pour sauvegarder ce qui existe déjà. Si quelque démagogue habile sait alors saisir l'occasion, ce n'est pas la révolution qui s'annonce, mais au contraire le conservatisme, sinon la réaction.
Il serait redoutable, aujourd'hui, d'oublier cette leçon de l'Histoire.