dimanche 2 juin 2013

Peuple et progrès.




Depuis J-J. Rousseau et ses épigones du XVIII° siècle, il s'est imposé l'idée que la vox populi ne pouvait témoigner que de l'aspiration au progrès, à l'amélioration de la condition humaine, à l'émancipation des contraintes induites par l'ignorance et c'est sur cet axiome que s'est fondée la confiance en la démocratie et la souveraineté populaire.
Très présente durant la Révolution française, cette conviction s'est précisée en se nuançant au cours du XIX° siècle. Au peuple conçu dans sa totalité, terme synonyme de société sinon de nation (le démos des Anciens), s'est progressivement substituée une définition plus restrictive à connotation sociale, "le plus grand nombre, précise le Robert, opposé aux classes supérieures dirigeantes ou aux élites", acception qui introduit la notion de classe sociale que Karl Marx ne tardera pas à théoriser. Cette sorte d'infaillibilité naturelle des couches populaires a imprégné la démarche socialiste et même l'ensemble de la pensée de gauche. "Lui ne trompe jamais", écrit le Victor Hugo des "Châtiments " dans son poème "Au peuple".
Est-ce historiquement si évident ? Loin d'être spontanément progressiste, le peuple (et spécialement celui que les marxistes préféraient appeler "les masses") ne serait-il pas plutôt conservateur ? Quelques exemples historiques tendraient à le montrer.
Il a fallu attendre la fin du XX° siècle pour s'apercevoir que le plus vaste mouvement populaire de la Révolution française ne fut (quelle qu'en ait été l'importance politique) aucune des "journées" insurrectionnelles parisiennes, mais le soulèvement paysan des départements de l'Ouest en 1793-94 contre la Convention. La prise de la Bastille, le 10 août 1792 mobilisèrent à Paris quelques milliers de personnes ; la "virée de galerne", cette incertaine manœuvre des insurgés vendéens qui, passés la Loire, va les conduire jusqu'au rivage de la Manche, s'enflant en cours de route de l'adhésion des paysans des régions traversées, met en mouvement entre 80 et 100 000 participants, hommes, femmes, enfants mêlés, énorme exode qui s'achèvera dans la déroute et le sang. Ce qui motive ces foules est un rejet confus, mais résolu, de l'ordre nouveau qu'instaure la toute jeune République et un attachement aux valeurs fondamentales du monde ancien, la religion et le roi.
En 1848, la Seconde République accorde le suffrage universel, donnant ainsi aux masses populaires l'occasion de s'exprimer démocratiquement. Leur vote élit une assemblée plus conservatrice que ne l'était la Chambre censitaire de la monarchie renversée et, dans la lancée, elle porte à la tête de l'Etat non l'un des chefs du parti républicain, mais le prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu et héritier de Napoléon 1er qui s'empresse quatre ans plus tard de restaurer l'Empire !
Ajoutons que contrairement à une légende complaisante, le régime de Napoléon III a constamment disposé d'un large appui populaire dont témoigne le succès des plébiscites, spécialement du dernier, en mai 1870. Sans la guerre imprudemment engagée contre la Prusse, rien ne laisse supposer l'Empire menacé de l'intérieur et la IIIème République aura bien du mal à se faire accepter.
On objectera qu'il s'agissait des masses paysannes dans une France encore très majoritairement rurale. Vivant au rythme des saisons, peu ouvert au monde extérieur, enfermé dans la survie des cultures folkloriques, le monde paysan traditionnel aurait été naturellement conservateur. Le prolétariat ouvrier, lui, ayant pris conscience de sa force, éduqué et structuré par ses syndicats et ses organisations politiques,  aurait en revanche relevé le flambeau du progrès.
Certes, mais à y regarder de plus près et au-delà d'incontestables conquêtes sociales, d'ailleurs rendues possibles grâce à l'énorme création de richesses consécutive aux révolutions industrielles, l'encadrement des masses ouvrières par des mouvements promettant l'égalité et la justice a débouché sur la réalité des totalitarismes. L'aspiration au progrès, dont les masses étaient censées être porteuses, leur était en réalité soufflée par des doctrinaires et non le produit d'une conscience populaire spontanée. Elle avait d'ailleurs ses limites. L'émancipation des mœurs, qui fut l'une des grandes nouveautés de la seconde moitié du XX° siècle, n'a pas rencontré chez les maîtres à penser de la classe ouvrière l'adhésion qu'on aurait pu attendre de promoteurs d'une humanité libérée. : en 1956, le Parti communiste français condamnait le contrôle des naissances… Et que penser du soutien populaire massif dont bénéficièrent le fascisme et le nazisme quand ils s'instaurèrent dans l'Italie et l'Allemagne de l'entre-deux-guerres ?
Les masses populaires n'ont pas de vocation spéciale et innée au progrès. Elles manifestent plutôt une méfiance prudente à l'égard des nouveautés dont elles redoutent toujours – conséquence d'une expérience séculaire – des retombées négatives. Elle ont conscience de leur condition et savent d'instinct que s'il y a des perdants, elles seront les premières victimes. Elles croient volontiers les prophètes, des millénaristes du Moyen-âge aux thuriféraires de la révolution, mais constatent aussi qu'elles sont toujours déçues et que n'arrivent jamais, ni le règne de l'Esprit, ni le grand soir, ni les lendemains qui chantent. Plus prosaïquement, elles réalisent aussi que le changement promis pour maintenant n'est en réalité que la continuité sous un autre langage.
S'il leur arrive de se révolter, ce n'est pas forcément dans le sens de ce progrès dont rêvent les philosophes, mais plutôt pour sauvegarder ce qui existe déjà. Si quelque démagogue habile sait alors saisir l'occasion, ce n'est pas la révolution qui s'annonce, mais au contraire le conservatisme, sinon la réaction.
Il serait redoutable, aujourd'hui, d'oublier cette leçon de l'Histoire.

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