Depuis J-J. Rousseau et ses épigones du XVIII° siècle,
il s'est imposé l'idée que la vox populi
ne pouvait témoigner que de l'aspiration au progrès, à l'amélioration de la
condition humaine, à l'émancipation des contraintes induites par l'ignorance et
c'est sur cet axiome que s'est fondée la confiance en la démocratie et la
souveraineté populaire.
Très présente durant la Révolution française, cette
conviction s'est précisée en se nuançant au cours du XIX° siècle. Au peuple
conçu dans sa totalité, terme synonyme de société sinon de nation (le démos des Anciens), s'est
progressivement substituée une définition plus restrictive à connotation
sociale, "le plus grand nombre,
précise le Robert, opposé aux classes
supérieures dirigeantes ou aux élites", acception qui introduit la
notion de classe sociale que Karl Marx ne tardera pas à théoriser. Cette sorte
d'infaillibilité naturelle des couches populaires a imprégné la démarche
socialiste et même l'ensemble de la pensée de gauche. "Lui ne trompe jamais", écrit le
Victor Hugo des "Châtiments " dans son poème "Au peuple".
Est-ce historiquement si évident ? Loin d'être
spontanément progressiste, le peuple (et spécialement celui que les marxistes
préféraient appeler "les masses") ne serait-il pas plutôt
conservateur ? Quelques exemples historiques tendraient à le montrer.
Il a fallu attendre la fin du XX° siècle pour
s'apercevoir que le plus vaste mouvement populaire de la Révolution française
ne fut (quelle qu'en ait été l'importance politique) aucune des
"journées" insurrectionnelles parisiennes, mais le soulèvement paysan
des départements de l'Ouest en 1793-94 contre la Convention. La prise de la
Bastille, le 10 août 1792 mobilisèrent à Paris quelques milliers de personnes ;
la "virée de galerne", cette incertaine manœuvre des insurgés vendéens
qui, passés la Loire, va les conduire jusqu'au rivage de la Manche, s'enflant
en cours de route de l'adhésion des paysans des régions traversées, met en
mouvement entre 80 et 100 000 participants, hommes, femmes, enfants mêlés,
énorme exode qui s'achèvera dans la déroute et le sang. Ce qui motive ces
foules est un rejet confus, mais résolu, de l'ordre nouveau qu'instaure la
toute jeune République et un attachement aux valeurs fondamentales du monde
ancien, la religion et le roi.
En 1848, la Seconde République accorde le suffrage
universel, donnant ainsi aux masses populaires l'occasion de s'exprimer
démocratiquement. Leur vote élit une assemblée plus conservatrice que ne
l'était la Chambre censitaire de la monarchie renversée et, dans la lancée,
elle porte à la tête de l'Etat non l'un des chefs du parti républicain, mais le
prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu et héritier de Napoléon 1er
qui s'empresse quatre ans plus tard de restaurer l'Empire !
Ajoutons que contrairement à une légende complaisante,
le régime de Napoléon III a constamment disposé d'un large appui populaire dont
témoigne le succès des plébiscites, spécialement du dernier, en mai 1870. Sans
la guerre imprudemment engagée contre la Prusse, rien ne laisse supposer
l'Empire menacé de l'intérieur et la IIIème République aura bien du
mal à se faire accepter.
On objectera qu'il s'agissait des masses paysannes
dans une France encore très majoritairement rurale. Vivant au rythme des
saisons, peu ouvert au monde extérieur, enfermé dans la survie des cultures
folkloriques, le monde paysan traditionnel aurait été naturellement
conservateur. Le prolétariat ouvrier, lui, ayant pris conscience de sa force,
éduqué et structuré par ses syndicats et ses organisations politiques, aurait en revanche relevé le flambeau du
progrès.
Certes, mais à y regarder de plus près et au-delà
d'incontestables conquêtes sociales, d'ailleurs rendues possibles grâce à
l'énorme création de richesses consécutive aux révolutions industrielles,
l'encadrement des masses ouvrières par des mouvements promettant l'égalité et
la justice a débouché sur la réalité des totalitarismes. L'aspiration au
progrès, dont les masses étaient censées être porteuses, leur était en réalité
soufflée par des doctrinaires et non le produit d'une conscience populaire
spontanée. Elle avait d'ailleurs ses limites. L'émancipation des mœurs, qui fut
l'une des grandes nouveautés de la seconde moitié du XX° siècle, n'a pas
rencontré chez les maîtres à penser de la classe ouvrière l'adhésion qu'on
aurait pu attendre de promoteurs d'une humanité libérée. : en 1956, le Parti
communiste français condamnait le contrôle des naissances… Et que penser du
soutien populaire massif dont bénéficièrent le fascisme et le nazisme quand ils
s'instaurèrent dans l'Italie et l'Allemagne de l'entre-deux-guerres ?
Les masses populaires n'ont pas de vocation spéciale
et innée au progrès. Elles manifestent plutôt une méfiance prudente à l'égard
des nouveautés dont elles redoutent toujours – conséquence d'une expérience
séculaire – des retombées négatives. Elle ont conscience de leur condition et
savent d'instinct que s'il y a des perdants, elles seront les premières
victimes. Elles croient volontiers les prophètes, des millénaristes du Moyen-âge
aux thuriféraires de la révolution, mais constatent aussi qu'elles sont
toujours déçues et que n'arrivent jamais, ni le règne de l'Esprit, ni le grand
soir, ni les lendemains qui chantent. Plus prosaïquement, elles réalisent aussi
que le changement promis pour maintenant n'est en réalité que la continuité
sous un autre langage.
S'il leur arrive de se révolter, ce n'est pas
forcément dans le sens de ce progrès dont rêvent les philosophes, mais plutôt
pour sauvegarder ce qui existe déjà. Si quelque démagogue habile sait alors
saisir l'occasion, ce n'est pas la révolution qui s'annonce, mais au contraire
le conservatisme, sinon la réaction.
Il serait redoutable, aujourd'hui, d'oublier cette
leçon de l'Histoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Pour ajouter un commentaire, vous devez vous identifiez à l aide de la liste déroulante ci dessous...