dimanche 21 mars 2021

Commémoration

 

Commémoration.

 

 

Nous aimons en France les commémorations. Pourquoi pas? C'est un moyen d'entretenir une mémoire historique, mais à condition que cela ne devienne pas le prétexte de manœuvres politiques ou de réveil de querelles séculaires, ce qui se produit en ce moment à propos du cent-cinquantième anniversaire de la Commune de Paris de 1871. Commémoration ou célébration? Le recul que nous donne l'histoire pourrait permettre de trancher.

Rappelons brièvement le contexte : la désastreuse guerre contre la Prusse, qui a provoqué la chute du Second Empire après la défaite de Sedan, a offert ainsi à la gauche républicaine l'occasion inespérée du putsch qui proclame à Paris la République le 4 septembre 1870.

Purement circonstancielle, cette démarche est loin de faire l'unanimité dans une France encore très rurale et plutôt conservatrice. Paradoxalement, c'est donc la droite monarchiste qui profite du changement de régime et l'assemblée, élue dans des conditions difficiles et qui se réunit à Bordeaux avant de rallier Versailles après l'armistice, écarte les leaders républicains parisiens pour les remplacer, à la tête de l'exécutif provisoire, par Adolphe Thiers, ancien ministre de Louis-Philippe. Plus que la perspective de république démocratique portée par toute une fraction de la gauche sous l'Empire, c'est la restauration de la monarchie qui se profile.

Va s'ajouter alors à cela l'irresponsabilité de la gauche radicale, qui prend au printemps 1871 l'initiative déraisonnable de tenter à Paris une révolution sociale, offrant ainsi à Thiers et aux conservateurs l'occasion de l'habituel amalgame République/Paris/désordre (sans compter la possibilité de briser pour longtemps tout risque d'opposition de gauche). L'occasion est belle : le peuple parisien vient de subir pendant l'hiver le terrible siège des armées prussiennes, il est épuisé, il a le sentiment d'avoir été trahi par les gouvernants. Quelques provocations bien calculées (la fin du moratoire sur les loyers, la saisie des pièces d'artillerie demeurées dans la capitale) enflammeront la colère et entraîneront un soulèvement spontané. C'est exactement ce qui va se passer le 18 mars 1871.

 

Mythifiée au XXème siècle par le socialisme marxiste, la Commune de Paris (mars-mai 1871) est en réalité un affreux gâchis qui va se solder par la mort de milliers de pauvres gens, dont l'exaspération légitime au lendemain du siège de la ville est instrumentalisée par une poignée de doctrinaires radicaux. Convaincus contre toute évidence que si Paris donne le signal de la révolution sociale, le reste de la France suivra, ceux-ci exploitent la colère populaire quand il aurait fallu la calmer (ce que prônent les leaders républicains lucides tels Clemenceau, Ferry ou Gambetta). Ils tombent sans coup férir dans le piège que leur tendent Thiers et le gouvernement de Versailles.

Constituant (souvenir de 1793) une Commune insurrectionnelle dont les capacités d'action ne dépasseront jamais l'enceinte fortifiée de la capitale, les dirigeants de l'insurrection se perdent en chamailleries idéologiques alors que les "Versaillais" de l'armée régulière s'apprêtent à donner l'assaut. Ils finissent par n'avoir comme unique issue qu'une défense aussi héroïque que vaine face à un adversaire faisant preuve d'une implacable férocité. Le bilan final est effroyable : des milliers de morts, une impitoyable répression qui ajoutera d'autres victimes et la dévastation de Paris, dont nombre de monuments publics ont été incendiés. Quant au résultat politique, il se traduit par le renforcement des conservateurs et (comme prévu) le discrédit jeté sur le projet républicain.

Discrédit durable et qui manque effectivement avoir raison de la République. Si la monarchie n'est pas rétablie durant la décennie 1870, c'est surtout parce que l'impasse constituée par la discorde entre les princes de la Maison de France (le petit-fils de Charles X et le petit-fils de Louis-Philippe) fait perdre trop de temps et que la nécessité de sortir du provisoire conduit à promulguer, en 1875, non pas une vraie constitution, mais un ensemble ambigu de "lois constitutionnelles" où le mot même de république entre en catimini, par le biais d'un amendement voté à une voix de majorité !

 

Karl Marx, commentant à chaud les événements (et de loin, il est à Londres) s'est leurré. Il a vu dans la Commune l'annonce, (sinon l'archétype) de la révolution prolétarienne qu'il considérait inéluctable or, les insurgés parisiens étaient loin d'être dans leur majorité des ouvriers. Paris n'était pas un centre industriel. Comme l'écrit l'historienne Mathilde Larrère : "les Communards ne correspondaient pas à la classe laborieuse de la théorie marxiste. Ces gens étaient les successeurs des sans-culottes de 1789, des artisans, des petits entrepreneurs, des producteurs"*. La Commune est une insurrection spontanée de la colère prise en mains par des idéologues dont la sincérité est indéniable (beaucoup y laisseront leur vie), mais qui ne mesurent absolument pas ce que sont les rapports de force et combien leur projet est irréaliste.

 

Un siècle et demi plus tard, la révolte des "gilets jaunes" n'est pas sans analogie avec celle du peuple parisien de 1871 avec cette différence qu'elle refuse de se faire manipuler. Malgré leurs efforts, ni les politiciens de gauche, ni les dirigeants syndicaux ne trouvent d'écho et le mouvement va jusqu'à expulser ceux de ses membres qui tentent un quelconque leadership. Les tentatives d'infiltration de courants extrémistes, de gauche comme de droite, génératrices de violences, ne sont d'ailleurs pas étrangères à l'érosion du mouvement. C'est peut-être accepter de se réduire à l'impuissance et au simple témoignage, mais c'est aussi éviter la voie d'une action débouchant sur un risque de guerre civile dont l'issue (l'histoire de la Commune n'est pas seule à le montrer) est toujours au final une répression meurtrière. Et ne confondons surtout pas révolution et jacquerie.

Quelles qu'aient été ses intentions, ses rêves, ses espérances, la Commune a été un sanglant échec. Alors, commémorons-la comme un moment (serait-il funeste) de notre histoire, rendons hommage aux victimes mais cessons de la mythifier. L'expérience du XX° siècle nous a montré où conduisaient les utopies idéologiques : peut-être est-ce là la raison profonde de la défiance des "gilets jaunes", en 2019.

 

 

 

* Mathilde Larrère. Il était une fois les révolutions. Paris. 2019.