dimanche 15 novembre 2020

 

Trump est battu, mais le trumpisme demeure.

 

Ceux qui ergotaient sur le sens du mot "populisme" doivent être éclairés après l'élection présidentielle américaine de novembre 2020. Certes, Joe Biden a gagné, mais Donald Trump a cumulé le vote de 70 millions d'Américains, record jamais atteint par un candidat républicain et qui relativise fortement sa défaite. Le bilan présidentiel de Trump n'étant pas spécialement exaltant, il s'est passé là autre chose, qui ne concerne pas les seuls Etats-Unis.

Le monde traverse depuis trois décennies une série accélérée de transformations qui bouleversent profondément les sociétés, en particulier dans les pays dits développés. La percée et la rapide expansion d'innovations technologiques dans le domaine des communications, l'unification économique du monde qui en a été l'une des conséquences, le dérèglement de l'économie légitimé par l'idéologie néolibérale et générateur d'un accroissement des inégalités, ont rendu caducs les cadres politiques et sociaux mis en place au siècle dernier. Les délocalisations, les progrès de la robotique ont fait disparaître quantité d'emplois non qualifiés, en particulier dans l'industrie. Il s'en est suivi un profond désarroi affectant particulièrement ces classes moyennes, qui n'avaient cessé de se développer dans la seconde moitié du XX° siècle au rythme de la croissance et de l'élévation du niveau de vie et d'éducation, et qui ont dès lors vécues dans l'angoisse du déclassement et des incertitudes de l'avenir. Choc supplémentaire, la pandémie du Covid 19, achevant de désorganiser les structures économiques, a débouché sur l'imprévisible.

Il en a découlé une défiance généralisée à l'égard des institutions et la dévalorisation brutale de l'idéologie du progrès, fondement essentiel des démocraties libérales depuis la fin du XVIII° siècle. Et, par voie de conséquence, un boulevard ouvert aux démagogues de tout poil, prompts à rallier autour d'idées simplistes et de slogans mobilisateurs la foule des désorientés et des perdants. Le thème général était limpide : le peuple s'est fait confisquer le pouvoir par les élites, à lui de le récupérer. Le populisme prenait corps, dénonçant la démocratie libérale comme un "système " corrompu et oligarchique à abattre. C'est de cette manière que Donald Trump a gagné l'élection de 2016. Il vient de démontrer en 2020 que la méthode est toujours efficace. Trump est écarté, mais le trumpisme prospère.

Or, le problème n'est pas spécifique des Etats-Unis. En France, il prend la forme du clivage décrit par les politologues entre le monde des métropoles, relativement bien intégré, et la périphérie (on disait autrefois la province) qui se sent décalée, sinon abandonnée. Le mouvement des "gilets jaunes", l'année passée, en a témoigné. Il est à craindre qu'il réapparaisse amplifié par le séisme social induit par la pandémie. Au sentiment de déclassement se joint l'effet accru de la fracture culturelle entre diplômés et catégories moins éduquées plus perméables aux discours simplificateurs. Un émule français de Trump en ferait son profit.

Existe-t-il? Pour le moment, non. Jérôme Fourquet directeur du département opinion de l'IFOP et auteur de la remarquable étude "l'archipel français"*, qui décrit l'éclatement de la société en groupes centrés sur leur intérêt propre, fait le point sur la question dans un récent entretien accordé au "Monde"**. Présentant Marine Le Pen comme l'expression actuelle d'un populisme à la française qui a su capter le vote ouvrier après la disqualification de l'espérance communiste, il souligne que le score réalisé cette fois encore par Donald Trump est hors de sa portée. Mais est-ce définitif? Un autre leader peut surgir, de nouvelles convergences sont possibles. Elle existent déjà sur l'Europe, l'antilibéralisme, le repli nationaliste travesti en "souverainisme" ; elles s'esquissent face à la menace de l'islamisme radical même si c'est au prix d'un revirement précipité. La confluence entre le populisme démagogique de droite et un certain populisme idéologique de gauche n'est pas impensable. Elle créerait le socle électoral producteur d'un Trump français.

Est-ce inéluctable? Là encore, ce qui va se passer aux Etats-Unis est riche d'enseignements Mais il reste à craindre que le clivage social qui fait le lit des populismes perdure. A la lutte des classes telle que la décrivait Marx dans le monde du XIX° siècle et qui justifia au XX° siècle les expériences communistes se substitue un autre modèle : le "peuple" contre les "élites". Il risque fort d'aboutir aux mêmes résultats : l'instauration de dictatures totalitaires dirigées par des autocrates installés à vie. Espérons qu'il n'est pas trop tard pour défendre encore l'idéal exprimé en 1789 dans la Déclaration des droits de l'homme et qui a fondé depuis deux siècles, dans le monde occidental, la démocratie libérale représentative.

 

  • J. Fourquet. L'archipel français. Naissance d'une nation multiple et divisée? Seuil. 2019

** "Le Monde" 12 novembre 2020.