Il y a deux
mois, nous regrettions l'inexistence de fait d'une alternative crédible de
gauche et envisagions la nécessité de
changer de logiciel politique. La démarche, qui dépasse largement le simple cas
de la France, implique un tel remodelage et une si profonde remise en cause
qu'elle ne peut être menée à bien qu'au terme d'une véritable redéfinition de
la notion de progrès, opération dont il n'est pas sûr du tout qu'elle bénéficie
dans l'immédiat de l'adhésion populaire.
Issue de
l'idéologie des Lumières du XVIII° siècle, l'idée de progrès, qui structure
depuis plus de deux siècles la pensée de gauche, s'est inscrite simultanément
au plan politique et au plan social. Dans le premier cas, elle a visé à
l'institution de la démocratie, dans le second, à l'élévation du niveau de vie
des couches populaires et à la réduction des inégalités. L'objectif politique a
généralement été atteint (c'est le cas de la France) dès la fin du XIX° siècle,
l'objectif social a été poursuivi durant tout le XX° siècle et il s'est en
particulier concrétisé dans les divers projets sociaux-démocrates, de
l'augmentation des salaires à la création de l'Etat-providence. Son
aboutissement a été le progressif effacement des hiérarchies sociales, si
évidentes au XIX° siècle qu'elles ont
sous-tendu la théorie marxienne de la lutte des classes, mais que
l'amélioration de la condition des salariés a graduellement estompées jusqu'à
finir par constituer cette vaste nébuleuse désignée aujourd'hui du terme vague
de "classe moyenne". Cette élévation générale du niveau de vie, gérée
dans le cadre d'une économie de marché, s'est aussi traduite par la mise en
place des sociétés de consommation, cette dernière, comme l'affirmait Keynes,
étant considérée comme le véritable moteur de la croissance économique. Pour ce
qu'on nommait encore les classes populaires, le progrès s'est donc identifié à
l'accession à une consommation accrue dont, au tournant du XX° siècle, la
possession d'une automobile est devenu comme le symbole concret.
A regarder les
choses autrement, le progrès social vu par la gauche s'est donc ainsi trouvé
inséparable du productivisme, cette démarche économique visant à produire
toujours plus et à développer par là même une offre constamment élargie que les
mécanismes de concurrence propres à l'économie de marché rendent de moins en
moins coûteuse. Ce processus a certes permis aux sociétés occidentales de
dispenser au plus grand nombre le plus haut niveau de vie et la plus généreuse
protection sociale de toute l'histoire humaine, mais il se heurte aujourd'hui,
d'une part à l'impossibilité d'étendre ce modèle à la totalité d'une humanité
qui poursuit sa croissance démographique (ce qui crée un puissant facteur
d'inégalité à l'échelle planétaire), d'autre part, aux inquiétudes à l'égard de
l'environnement et de l'avenir du biotope que fait courir le maintien des
pratiques productives propres aux sociétés avancées.
Le nouveau
logiciel d'une pensée de gauche rénovée, donc d'une vision nouvelle du progrès
humain, ne passerait donc plus par la croissance toujours augmentée de la
production matérielle garantissant celle d'un niveau de vie toujours plus
élevé, mais par la recherche d'une meilleure insertion de l'homme dans un
milieu naturel qu'il conviendrait de respecter pour assurer, en dernière
analyse, la survie de l'espèce. C'est une véritable révolution !
La
reconversion s'avère en effet difficile et risquée. Après s'être fait le défenseur sans relâche du
"pouvoir d'achat", la gauche réinventée devrait exalter la sobriété,
concept qui serait vite assimilé en termes populaires à l'austérité, l'un de
ces mots dont le seul énoncé suscite le refus, sinon la colère. L'introduction
de normes écologiques ayant comme immédiat corollaire une hausse des coûts de
production, donc, une augmentation des prix de vente (comme on le constate déjà
pour les produits "bio"), ce sont évidemment les plus bas revenus qui
seraient les premiers affectés. On peut certes imaginer maints processus de
compensation, mais sauf à introduire un ensemble de contraintes qui finiraient
par menacer la démocratie elle-même, il paraît inévitable que les nouvelles
conditions soient ressenties en milieu populaire comme une authentique baisse
du niveau de vie tant les habitudes consuméristes se sont inscrites comme signe
d'une promotion sociale. Un tournant de cette ampleur exigerait des trésors de
pédagogie et il n'est pas certain que celle-ci soit entendue, d'autant qu'il
serait de bonne guerre pour la droite conservatrice de dénoncer une rigueur
jugée excessive et de vanter les facilités de l'ancien temps. Il s'avérerait alors,
pour cette dernière, séduisant (et fructueux) de présenter le nouveau discours
de la gauche comme culpabilisant et pénalisant. L'inversion des rôles deviendrait
dès lors totale, le conservatisme attirant l'adhésion populaire dans sa défense
de l'individualisme consumériste et hédoniste quand la volonté de réorienter
l'idée de progrès humain dans le sens de la sobriété et de la solidarité prendrait
les couleurs de l'abstinence et du renoncement. Les conséquences politiques
seraient considérables.
Etrange
dilemme ! Ayant dans l'ensemble atteint les objectifs qu'elle s'était fixée
depuis ses origines, au XVIII° siècle, la pensée de gauche découvre que son
projet était inséparable d'un productivisme qui révèle aujourd'hui, non
seulement ses limites, mais de réels dangers qui vont jusqu'à menacer à terme
l'avenir même de l'humanité. Réviser ces prémisses et, comme nous le suggérons,
changer le logiciel reviennent en conséquence à repenser ce que peut être
aujourd'hui ce souci du progrès humain qui a toujours été l'élément fondamental
des idéologies de gauche.
Mais comment
le faire accepter des couches populaires qui ont de tout temps représenté, tant
l'objet de ses attentions que son socle politique, alors que la mise en place
d'une autre façon de vivre a toutes les chances de n'être perçue dans ces mêmes
milieux que comme une régression ?
Cela fait
penser au vieux problème de la quadrature du cercle.
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