lundi 10 décembre 2012

La quadrature du cercle.






Il y a deux mois, nous regrettions l'inexistence de fait d'une alternative crédible de gauche  et envisagions la nécessité de changer de logiciel politique. La démarche, qui dépasse largement le simple cas de la France, implique un tel remodelage et une si profonde remise en cause qu'elle ne peut être menée à bien qu'au terme d'une véritable redéfinition de la notion de progrès, opération dont il n'est pas sûr du tout qu'elle bénéficie dans l'immédiat de l'adhésion populaire.
Issue de l'idéologie des Lumières du XVIII° siècle, l'idée de progrès, qui structure depuis plus de deux siècles la pensée de gauche, s'est inscrite simultanément au plan politique et au plan social. Dans le premier cas, elle a visé à l'institution de la démocratie, dans le second, à l'élévation du niveau de vie des couches populaires et à la réduction des inégalités. L'objectif politique a généralement été atteint (c'est le cas de la France) dès la fin du XIX° siècle, l'objectif social a été poursuivi durant tout le XX° siècle et il s'est en particulier concrétisé dans les divers projets sociaux-démocrates, de l'augmentation des salaires à la création de l'Etat-providence. Son aboutissement a été le progressif effacement des hiérarchies sociales, si évidentes au XIX° siècle qu'elles ont  sous-tendu la théorie marxienne de la lutte des classes, mais que l'amélioration de la condition des salariés a graduellement estompées jusqu'à finir par constituer cette vaste nébuleuse désignée aujourd'hui du terme vague de "classe moyenne". Cette élévation générale du niveau de vie, gérée dans le cadre d'une économie de marché, s'est aussi traduite par la mise en place des sociétés de consommation, cette dernière, comme l'affirmait Keynes, étant considérée comme le véritable moteur de la croissance économique. Pour ce qu'on nommait encore les classes populaires, le progrès s'est donc identifié à l'accession à une consommation accrue dont, au tournant du XX° siècle, la possession d'une automobile est devenu comme le symbole concret.

A regarder les choses autrement, le progrès social vu par la gauche s'est donc ainsi trouvé inséparable du productivisme, cette démarche économique visant à produire toujours plus et à développer par là même une offre constamment élargie que les mécanismes de concurrence propres à l'économie de marché rendent de moins en moins coûteuse. Ce processus a certes permis aux sociétés occidentales de dispenser au plus grand nombre le plus haut niveau de vie et la plus généreuse protection sociale de toute l'histoire humaine, mais il se heurte aujourd'hui, d'une part à l'impossibilité d'étendre ce modèle à la totalité d'une humanité qui poursuit sa croissance démographique (ce qui crée un puissant facteur d'inégalité à l'échelle planétaire), d'autre part, aux inquiétudes à l'égard de l'environnement et de l'avenir du biotope que fait courir le maintien des pratiques productives propres aux sociétés avancées.
Le nouveau logiciel d'une pensée de gauche rénovée, donc d'une vision nouvelle du progrès humain, ne passerait donc plus par la croissance toujours augmentée de la production matérielle garantissant celle d'un niveau de vie toujours plus élevé, mais par la recherche d'une meilleure insertion de l'homme dans un milieu naturel qu'il conviendrait de respecter pour assurer, en dernière analyse, la survie de l'espèce. C'est une véritable révolution !

La reconversion s'avère en effet difficile et risquée.  Après s'être fait le défenseur sans relâche du "pouvoir d'achat", la gauche réinventée devrait exalter la sobriété, concept qui serait vite assimilé en termes populaires à l'austérité, l'un de ces mots dont le seul énoncé suscite le refus, sinon la colère. L'introduction de normes écologiques ayant comme immédiat corollaire une hausse des coûts de production, donc, une augmentation des prix de vente (comme on le constate déjà pour les produits "bio"), ce sont évidemment les plus bas revenus qui seraient les premiers affectés. On peut certes imaginer maints processus de compensation, mais sauf à introduire un ensemble de contraintes qui finiraient par menacer la démocratie elle-même, il paraît inévitable que les nouvelles conditions soient ressenties en milieu populaire comme une authentique baisse du niveau de vie tant les habitudes consuméristes se sont inscrites comme signe d'une promotion sociale. Un tournant de cette ampleur exigerait des trésors de pédagogie et il n'est pas certain que celle-ci soit entendue, d'autant qu'il serait de bonne guerre pour la droite conservatrice de dénoncer une rigueur jugée excessive et de vanter les facilités de l'ancien temps. Il s'avérerait alors, pour cette dernière, séduisant (et fructueux) de présenter le nouveau discours de la gauche comme culpabilisant et pénalisant. L'inversion des rôles deviendrait dès lors totale, le conservatisme attirant l'adhésion populaire dans sa défense de l'individualisme consumériste et hédoniste quand la volonté de réorienter l'idée de progrès humain dans le sens de la sobriété et de la solidarité prendrait les couleurs de l'abstinence et du renoncement. Les conséquences politiques seraient considérables.
Etrange dilemme ! Ayant dans l'ensemble atteint les objectifs qu'elle s'était fixée depuis ses origines, au XVIII° siècle, la pensée de gauche découvre que son projet était inséparable d'un productivisme qui révèle aujourd'hui, non seulement ses limites, mais de réels dangers qui vont jusqu'à menacer à terme l'avenir même de l'humanité. Réviser ces prémisses et, comme nous le suggérons, changer le logiciel reviennent en conséquence à repenser ce que peut être aujourd'hui ce souci du progrès humain qui a toujours été l'élément fondamental des idéologies de gauche.
Mais comment le faire accepter des couches populaires qui ont de tout temps représenté, tant l'objet de ses attentions que son socle politique, alors que la mise en place d'une autre façon de vivre a toutes les chances de n'être perçue dans ces mêmes milieux que comme une régression ?
Cela fait penser au vieux problème de la quadrature du cercle.

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