samedi 13 octobre 2012

Sur l'abstention électorale.


Au temps du suffrage censitaire, seuls les citoyens acquittant un certain quota d'imposition disposaient du droit de vote. L'Assemblée constituante de 1789, qui avait inauguré cette pratique, les nommait "citoyens actifs". Ceux que leurs faibles revenus – et donc leur condition sociale – écartaient du scrutin et qui se trouvaient réduits à n'être que les spectateurs de la vie politique étaient joliment décorés du titre de "citoyens passifs".
Ce dispositif, fort peu démocratique, tant dans son principe que dans son application, fut aboli par la révolution de février 1848, qui instaura le suffrage universel (en omettant néanmoins d'y inclure les citoyennes…). Depuis la Seconde République, tout Français majeur a donc le droit de vote (et de nos jours toute Française également, grâce au Gouvernement provisoire de 1944). Il n'existe donc plus officiellement de "citoyens passifs". 
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Pourtant, les voici revenus en masse si l'on considère que 44% de citoyens se sont abstenus lors des dernières élections législatives et qu'en 2009  au moment des européennes, 40% seulement de ce qu'il faut bien nommer des "citoyens actifs" se sont exprimés. On peut certes trouver des explications, le faible intérêt pour les enjeux européens, le discrédit de la classe politique, la conviction que la seule élection qui compte est le scrutin présidentiel. C'est certainement vrai, mais il n'en demeure pas moins qu'il y a là de matière à réflexion et à préoccupation. La différence avec la première moitié du XIX° siècle n'est-elle pas qu'aujourd'hui, la passivité de ceux qui ne se sont pas déplacés n'est pas imposée, mais apparemment volontaire ?
Peut-on essayer d'approcher le problème et d'essayer de comprendre en interrogeant l'Histoire, en revenant sur les motifs qui, il y a plus de deux siècles, ont légitimé l'instauration du régime censitaire.
Sous l'influence prédominante de l'historiographie marxiste, on y a longtemps vu qu'une simple démarche de classe, les possédants s'assurant la maîtrise du pouvoir politique. Ce n'est pas faux, mais cela demeure réducteur si l'on écarte cette autre motivation, de nature culturelle, très présente tant dans les débats de l'Assemblée constituante française que dans ceux, contemporains,  de la Convention de Philadelphie qui rédigea la Constitution des Etats-Unis : seules, des personnes informées et dotées de ce qu'on nommera plus tard une conscience politique sont aptes à participer à la vie publique. Cela suppose évidemment un certain niveau d'instruction et comme une éducation soignée était inséparable, au XVIII° siècle, de la fortune, le cens permettait non seulement de favoriser les nantis, mais aussi d'éloigner les ignorants manipulables. A Philadelphie, en 1787, le représentant Roger Sherman déclare : "Le peuple manque d'information et risque constamment d'être induit en erreur", et Alexander Hamilton de renchérir en ajoutant : "Autant demander à un aveugle de choisir des couleurs!" 
Les "pères-fondateurs" de la IIIme République française l'avaient bien compris, qui assortirent aussitôt l'instauration de la démocratie de la création de l'école publique, laïque et obligatoire. Ils avaient retenu la leçon de 1848, quand l'octroi à tous sans préalable du droit de vote avait eu comme conséquence immédiate l'élection, sur son nom, du prince Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, avec à la clé la restauration quatre ans plus tard de l'Empire…
Mais, objectera-t-on, nous n'en sommes précisément plus là! Les Français ont tous accès à l'instruction, 80% d'une classe d'âge parvient au niveau du baccalauréat.
Certes, mais cela donne-t-il vraiment l'envie d'en savoir plus ?  L'Education nationale forme-t-elle vraiment, au temps de la culture de masse et de la société de consommation, des citoyens curieux de la chose publique, conscients de leurs responsabilités et dotés des moyens d'exercer un véritable examen critique? "La pensée politique, disait Hannah Arendt, consiste essentiellement en la faculté de juger", hélas! le sport-spectacle et les variétés télévisées motivent certainement plus que les émissions de la Chaîne parlementaire et "L'Equipe" demeure, malgré la crise, le champion de la presse écrite. En ces temps d'individualisme hédoniste, la politique ennuie, "prend la tête", et l'on justifie sa défection par la facile critique de ses exécutants, la conclusion n'étant souvent pas très éloignée du "tous pourris" cher à l'extrême-droite. On ne se dérange plus pour voter, laissant donc l'initiative (et le pouvoir) à ceux qui persistent, ce qui n'interdit pas de  dénoncer après coup "les élites éloignées du peuple". On s'installe de son plein gré, par nonchalance et paresse intellectuelle, dans le statut diminué de "citoyens passifs".
La simplicité binaire de certains scrutins (la présidentielle, les référendums) peuvent donner l'illusion fugace d'un réveil, mais dès qu'on retourne dans l'espace plus complexe du débat politique, la participation s'effondre. Déjà en 2007, au lendemain d'une élection présidentielle qui n'avait affiché que 14% d'abstentions, 40% des électeurs potentiels se désintéressaient des législatives. Les scrutins de proximité, qu'on imaginerait plus mobilisateurs, ne font pas plus recette : 38% de défections aux régionales de 2004, autant aux municipales de 2008. Les "citoyens passifs" sont bien de retour.
Et ce n'est pas une bonne nouvelle, car à la différence de leurs homologues des siècles passés, nos "citoyens passifs" sont volontaires, ils ne sont pas privés de leur droit de vote. Cela signifie donc qu'en leur parlant un langage approprié, un démagogue habile, un mouvement radical aux slogans sommaires peuvent les séduire et se donner soudain une large surface politique. On l'a vu ailleurs naguère, avec les conséquences qu'on sait. Les situations de crise économique et sociale s'y prêtent aisément et lorsque la proportion de "citoyens passifs" atteint plus de la moitié de l'électorat, le risque devient réel. Les propositions les plus réductrices censées résoudre d'un coup les problèmes font florès : "les étrangers nous prennent notre travail" (surtout les "plombiers polonais"), "il faut interdire les licenciements". Elles mobilisent soudain le "citoyen passif", qui croit alors avoir tout compris.
Ainsi surgissent les populismes et meurent les démocraties.

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