Au temps du suffrage censitaire, seuls les citoyens
acquittant un certain quota d'imposition disposaient du droit de vote.
L'Assemblée constituante de 1789, qui avait inauguré cette pratique, les
nommait "citoyens actifs". Ceux que leurs faibles revenus – et donc
leur condition sociale – écartaient du scrutin et qui se trouvaient réduits à
n'être que les spectateurs de la vie politique étaient joliment décorés du
titre de "citoyens passifs".
Ce dispositif, fort peu démocratique, tant dans son
principe que dans son application, fut aboli par la révolution de février 1848,
qui instaura le suffrage universel (en omettant néanmoins d'y inclure les
citoyennes…). Depuis la Seconde République, tout Français majeur a donc le
droit de vote (et de nos jours toute Française également, grâce au Gouvernement
provisoire de 1944). Il n'existe donc plus officiellement de "citoyens
passifs".
...
...
Pourtant, les voici revenus en masse si l'on considère que
44% de citoyens se sont abstenus lors des dernières élections législatives et qu'en
2009 au moment des européennes, 40%
seulement de ce qu'il faut bien nommer des "citoyens actifs" se sont
exprimés. On peut certes trouver des explications, le faible intérêt pour les
enjeux européens, le discrédit de la classe politique, la conviction que la
seule élection qui compte est le scrutin présidentiel. C'est certainement vrai,
mais il n'en demeure pas moins qu'il y a là de matière à réflexion et à
préoccupation. La différence avec la première moitié du XIX° siècle n'est-elle
pas qu'aujourd'hui, la passivité de ceux qui ne se sont pas déplacés n'est pas
imposée, mais apparemment volontaire ?
Peut-on essayer d'approcher le problème et d'essayer de
comprendre en interrogeant l'Histoire, en revenant sur les motifs qui, il y a
plus de deux siècles, ont légitimé l'instauration du régime censitaire.
Sous l'influence prédominante de l'historiographie
marxiste, on y a longtemps vu qu'une simple démarche de classe, les possédants
s'assurant la maîtrise du pouvoir politique. Ce n'est pas faux, mais cela demeure
réducteur si l'on écarte cette autre motivation, de nature culturelle, très
présente tant dans les débats de l'Assemblée constituante française que dans
ceux, contemporains, de la Convention de
Philadelphie qui rédigea la Constitution des Etats-Unis : seules, des personnes
informées et dotées de ce qu'on nommera plus tard une conscience politique sont
aptes à participer à la vie publique. Cela suppose évidemment un certain niveau
d'instruction et comme une éducation soignée était inséparable, au XVIII°
siècle, de la fortune, le cens permettait non seulement de favoriser les
nantis, mais aussi d'éloigner les ignorants manipulables. A Philadelphie, en
1787, le représentant Roger Sherman déclare : "Le peuple manque d'information
et risque constamment d'être induit en erreur", et Alexander Hamilton
de renchérir en ajoutant : "Autant demander à un aveugle de choisir des
couleurs!"
Les "pères-fondateurs" de la IIIme
République française l'avaient bien compris, qui assortirent aussitôt
l'instauration de la démocratie de la création de l'école publique, laïque et
obligatoire. Ils avaient retenu la leçon de 1848, quand l'octroi à tous sans
préalable du droit de vote avait eu comme conséquence immédiate l'élection, sur
son nom, du prince Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République,
avec à la clé la restauration quatre ans plus tard de l'Empire…
Mais, objectera-t-on, nous n'en sommes précisément plus
là! Les Français ont tous accès à l'instruction, 80% d'une classe d'âge
parvient au niveau du baccalauréat.
Certes, mais cela donne-t-il vraiment l'envie d'en savoir
plus ? L'Education nationale
forme-t-elle vraiment, au temps de la culture de masse et de la société de
consommation, des citoyens curieux de la chose publique, conscients de leurs
responsabilités et dotés des moyens d'exercer un véritable examen critique?
"La pensée politique, disait Hannah Arendt, consiste
essentiellement en la faculté de juger", hélas! le sport-spectacle et
les variétés télévisées motivent certainement plus que les émissions de la
Chaîne parlementaire et "L'Equipe" demeure, malgré la crise,
le champion de la presse écrite. En ces temps d'individualisme hédoniste, la
politique ennuie, "prend la tête",
et l'on justifie sa défection par la facile critique de ses exécutants, la
conclusion n'étant souvent pas très éloignée du "tous pourris"
cher à l'extrême-droite. On ne se dérange plus pour voter, laissant donc
l'initiative (et le pouvoir) à ceux qui persistent, ce qui n'interdit pas
de dénoncer après coup "les élites éloignées du peuple". On
s'installe de son plein gré, par nonchalance et paresse intellectuelle, dans le
statut diminué de "citoyens passifs".
La simplicité binaire de certains scrutins (la
présidentielle, les référendums) peuvent donner l'illusion fugace d'un réveil,
mais dès qu'on retourne dans l'espace plus complexe du débat politique, la
participation s'effondre. Déjà en 2007, au lendemain d'une élection
présidentielle qui n'avait affiché que 14% d'abstentions, 40% des électeurs
potentiels se désintéressaient des législatives. Les scrutins de proximité,
qu'on imaginerait plus mobilisateurs, ne font pas plus recette : 38% de
défections aux régionales de 2004, autant aux municipales de 2008. Les
"citoyens passifs" sont bien de retour.
Et ce n'est pas une bonne nouvelle, car à la différence de
leurs homologues des siècles passés, nos "citoyens passifs" sont
volontaires, ils ne sont pas privés de leur droit de vote. Cela signifie donc
qu'en leur parlant un langage approprié, un démagogue habile, un mouvement
radical aux slogans sommaires peuvent les séduire et se donner soudain une
large surface politique. On l'a vu ailleurs naguère, avec les conséquences
qu'on sait. Les situations de crise économique et sociale s'y prêtent aisément
et lorsque la proportion de "citoyens passifs" atteint plus de la
moitié de l'électorat, le risque devient réel. Les propositions les plus
réductrices censées résoudre d'un coup les problèmes font florès : "les
étrangers nous prennent notre travail" (surtout les "plombiers
polonais"), "il faut interdire les licenciements". Elles
mobilisent soudain le "citoyen passif", qui croit alors avoir tout
compris.
Ainsi surgissent les populismes et meurent les
démocraties.
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