jeudi 4 juin 2020

Est-il déjà trop tard?


Est-il déjà trop tard?

Nous remarquions naguère que les siècles historiques ne coïncident pas exactement avec les siècles calendaires. L'année 2020 sera sans doute retenue par les historiens comme le vrai début du XXI° siècle, mais en plus, il se pourrait bien qu'elle devienne une année-charnière, comme 1453 ou 1789 tant la portée de l'événement mondial qui a marqué son premier trimestre annonce de conséquences.
L'ébranlement produit par la pandémie du Covid-19 et les mesures qui ont suivi sont telles qu'il est difficile à chaud d'en mesurer les retombées. Pour en retenir l'essentiel, la dévalorisation du modèle économique néolibéral, dont la crise a révélé les carences, sinon les nuisances, a substitué aux thèmes du marché autorégulateur et à l'effacement de l'Etat un appel à l'aide de la puissance publique, autrement dit à un retour de suprématie du politique sur l'économique. Cette résurrection de l'Etat s'est accompagnée d'un renouveau de l'autorité, mettant fin à près d'un demi-siècle d'ultralibéralisme sociétal  magnifiant l'individualisme libertaire. La peur de la contagion a soudain rendu docile. Le cas français est particulièrement exemplaire tant ce peuple d'éternels mécontents, volontiers "en colère", s'est montré obéissant! On peut être indigné en paroles et prudent en action…
Ce retour vers une suprématie du politique préfigure aussi les impératifs prévisibles des crises qui s'annoncent : dans l'immédiat les conséquences économiques et sociales du coup d'arrêt mondial donné à la croissance ; à plus long terme les réponses qu'il faudra bien apporter aux bouleversements que promet le changement climatique. Face à des problèmes d'une telle ampleur, le laisser-faire n'est plus de mise et des mesures prises à l'échelle réduite des cadres nationaux illusoires. Le retour à l'autorité et à une coopération internationale paraît incontournable.

Quelle forme prendra-t-il? C'est toute la question et, il faut le dire, une occasion d'inquiétude. Si cela semble ne pas poser de grands problèmes dans d'autres espaces culturels modelés par des traditions séculaires (on pense là à la Chine, la Russie, la Turquie), l'occurrence est toute autre dans le monde occidental, structuré depuis plus de deux siècles autour des principes de la Déclaration des droits de l'homme et des modes de gouvernement de la démocratie libérale. Là, des signes inquiétants pointent au sein même des nations qui furent instigatrices des idéaux de liberté. Aux Etats-Unis, Donald Trump a été porté au pouvoir et rien ne prouve qu'il ne sera pas réélu. En France, un sondage de l'IFOP révèle que 48% des sondés ayant entre 25 et 34 ans se disent ouverts à un pouvoir autoritaire limitant les habituels mécanismes de contrôle démocratique.
Un retour de la primauté du politique se confond-il donc avec la résurgence de l'autoritarisme? Géré par le logiciel néolibéral, le capitalisme s'accommodait d'autant mieux de la démocratie pluraliste qu'il pouvait prétendre en  partager les mêmes racines idéologiques. Devenu par nécessité un "capitalisme de connivence" coopérant avec un état à la fois directeur et protecteur, comme l'atteste aujourd'hui le modèle chinois, il peut parfaitement s'accorder avec un pouvoir fort et incontesté qui fera d'autre part rempart aux contestations sociales.

Dans un article paru il y a un mois dans "L'Express", la journaliste Anne Rosencher s'interrogeait sur la capacité des élites politiques libérales à se réinventer*. Elle signalait avec raison que le libéralisme avait permis en Europe deux siècles de progrès inégalés, mais que son dévoiement à la fin du XX° l'avait plombé. Dans tous les domaines, la radicalité ultralibérale avait fait exploser les facteurs d'inégalité, créant la montée des frustrations et, creusant les déséquilibres sociaux, avait généré la défiance à l'égard de la démocratie représentative et l'attirance envers la rhétorique populiste opposant "le peuple" aux "élites".
Un retour affirmé (et mis en œuvre) aux valeurs de la Déclaration des droits, qui proclame que "les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", pourrait-il autoriser la convergence entre un renforcement de l'Etat et la sauvegarde de l'essentiel du libéralisme politique? C'est peut-être possible, mais comme le concluait Anne Rosencher, "il est déjà tard".


"L'Express". 30 avril 2020.

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