mercredi 17 juin 2020

Le monde d'après


Le monde d'après.

Le regard historique, quand il enveloppe un vaste espace et la longue durée, n'offre certes pas de clés pour prévoir l'avenir, mais s'avère instructif pour comprendre le présent. C'est lui qui nous a fait réaliser que la Chine avait été, depuis des siècles et jusqu'à l'aube du XIX° siècle, la première puissance économique du monde. C'est lui également qui nous a fait comprendre qu'il était impossible d'étendre au monde entier le modèle de développement conçu par l'Occident depuis trois siècles
Alors que nous avons conscience d'aborder une période cruciale de réexamen de nos modes de vie, un regard panoramique sur l'itinéraire historique de notre civilisation peut en ce sens être éclairant.
A la différence des grandes civilisations de l'Antiquité qui avaient toutes associé le travail à l'esclavage, le modèle qui se construit progressivement en Europe de l'Ouest à partir de l'an Mille le récuse (son ultime avatar, le servage paysan, s'estompe dès le XIII° siècle). Sans doute faut-il y voir l'influence de l'éthique chrétienne, mais aussi le constat que le travail servile coûte finalement plus cher que les diverses formes du travail salarié. Le recours par les Occidentaux à l'esclavagisme dans les colonies d'Amérique, du XVII° au XIX° siècle, restera marginal, temporaire et d'ailleurs vivement critiqué. A ce préalable originel s'ajoute, à partir du XV° siècle, ce qui va faire la spécificité de la civilisation occidentale : l'affirmation de l'unicité de l'individu comptable de ses actes et la prééminence de la connaissance sur la croyance, porteuse à terme de l'essor de la science rationnelle. On peut y ajouter, sous l'influence de la Réforme protestante du XVI° siècle, un regard nouveau sur les richesses terrestres, considérées non plus comme vecteur du péché, mais au contraire comme signe de la faveur divine si elles sont acquises honnêtement par l'initiative et le travail.
C'est dans ce contexte que se déterminent deux démarches complémentaires et décisives. Fortes de progrès dans le domaine nautique, les nations maritimes de la façade atlantique se lancent dans une série de voyages de découvertes qui ouvrent la voie à la colonisation de l'Amérique et à une première mondialisation. L'afflux soudain d'or et d'argent qui s'ensuit, joint aux initiatives d'individus audacieux, jettent les bases de ce qui deviendra le capitalisme : recherche d'un profit, accumulation d'un capital financier qu'on peut réinvestir et qui génère une croissance, rémunération salariée du travail.
En même temps, le pouvoir politique, sous la forme des états monarchiques, se renforce et ce capitalisme naissant se trouve nécessairement sous sa tutelle. C'est avec la permission des rois et sous condition que ces derniers en tirent un maximum de profit que les entreprises privées se développent.

Le tournant suivant se situe au XVIII° siècle. A l'association complémentaire et féconde de la science et de la technique, facteur de progrès multiples, s'ajoute une progressive désacralisation du monde, dont l'incidence politique sera un basculement de ce qui institue la légitimité de l'autorité publique : celle-ci ne procédera plus d'un décret divin transcendantal, mais du consensus des gouvernés passés de sujets à citoyens. C'est l'avènement de ce qu'on peut désigner comme l'ère libérale, qui fonde le principe démocratique, exonère le capitalisme de la tutelle de l'Etat, et dont l'acte de naissance s'inscrit dans les révolutions américaine (1776) et française (1789).
C'est cette ère qui s'achève à présent sous nos yeux. L'état démocratique libéral, qui se refusait par définition toute manifestation d'autoritarisme, s'est trouvé débordé par un pouvoir économique aux capacités financières souvent supérieures à celles des états et organisé en structures multinationales dans le cadre  d'une nouvelle mondialisation conséquence d'extraordinaires percées techniques. Dans le dernier quart du XX° siècle, une radicalisation effrénée du libéralisme économique a déséquilibré les sociétés occidentales, générant un accroissement sans précédent des inégalités et un productivisme sans mesure épuisant les ressources de la Terre et déréglant les mécanismes climatiques. Rejetant toute régulation, ce capitalisme anarchique a trouvé ses limites, d'abord dans la crise financière qu'il n'a pu maîtriser en 2008, puis face au séisme mondial qu'a été la pandémie de 2020.
Compte tenu de ce qu'a été l'itinéraire historique de la civilisation occidentale, ce sont ses bases mêmes qui sont ébranlées, à commencer par la prééminence du principe de liberté. Le capitalisme, qui manifeste une prodigieuse capacité d'adaptation dès l'instant que ses profits sont assurés, semble l'avoir déjà compris puisqu'il accepte à nouveau une tutelle de l'Etat s'il y trouve un avantage. Le pouvoir politique retrouve ainsi sa suprématie en restaurant l'autorité. Dans un espace culturel constamment resté différent des valeurs de l'Occident, la Chine, la mutation est déjà faite.

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