Le monde
d'après.
Le regard
historique, quand il enveloppe un vaste espace et la longue durée, n'offre
certes pas de clés pour prévoir l'avenir, mais s'avère instructif pour
comprendre le présent. C'est lui qui nous a fait réaliser que la Chine avait
été, depuis des siècles et jusqu'à l'aube du XIX° siècle, la première puissance
économique du monde. C'est lui également qui nous a fait comprendre qu'il était
impossible d'étendre au monde entier le modèle de développement conçu par
l'Occident depuis trois siècles
Alors que nous
avons conscience d'aborder une période cruciale de réexamen de nos modes de
vie, un regard panoramique sur l'itinéraire historique de notre civilisation
peut en ce sens être éclairant.
A la
différence des grandes civilisations de l'Antiquité qui avaient toutes associé
le travail à l'esclavage, le modèle qui se construit progressivement en Europe
de l'Ouest à partir de l'an Mille le récuse (son ultime avatar, le servage
paysan, s'estompe dès le XIII° siècle). Sans doute faut-il y voir l'influence
de l'éthique chrétienne, mais aussi le constat que le travail servile coûte
finalement plus cher que les diverses formes du travail salarié. Le recours par
les Occidentaux à l'esclavagisme dans les colonies d'Amérique, du XVII° au XIX°
siècle, restera marginal, temporaire et d'ailleurs vivement critiqué. A ce
préalable originel s'ajoute, à partir du XV° siècle, ce qui va faire la
spécificité de la civilisation occidentale : l'affirmation de l'unicité de
l'individu comptable de ses actes et la prééminence de la connaissance sur la
croyance, porteuse à terme de l'essor de la science rationnelle. On peut y
ajouter, sous l'influence de la Réforme protestante du XVI° siècle, un regard
nouveau sur les richesses terrestres, considérées non plus comme vecteur du
péché, mais au contraire comme signe de la faveur divine si elles sont acquises
honnêtement par l'initiative et le travail.
C'est dans ce
contexte que se déterminent deux démarches complémentaires et décisives. Fortes
de progrès dans le domaine nautique, les nations maritimes de la façade
atlantique se lancent dans une série de voyages de découvertes qui ouvrent la
voie à la colonisation de l'Amérique et à une première mondialisation. L'afflux
soudain d'or et d'argent qui s'ensuit, joint aux initiatives d'individus
audacieux, jettent les bases de ce qui deviendra le capitalisme : recherche
d'un profit, accumulation d'un capital financier qu'on peut réinvestir et qui
génère une croissance, rémunération salariée du travail.
En même temps,
le pouvoir politique, sous la forme des états monarchiques, se renforce et ce
capitalisme naissant se trouve nécessairement sous sa tutelle. C'est avec la
permission des rois et sous condition que ces derniers en tirent un maximum de
profit que les entreprises privées se développent.
Le tournant
suivant se situe au XVIII° siècle. A l'association complémentaire et féconde de
la science et de la technique, facteur de progrès multiples, s'ajoute une
progressive désacralisation du monde, dont l'incidence politique sera un basculement
de ce qui institue la légitimité de l'autorité publique : celle-ci ne procédera
plus d'un décret divin transcendantal, mais du consensus des gouvernés passés
de sujets à citoyens. C'est l'avènement de ce qu'on peut désigner comme l'ère
libérale, qui fonde le principe démocratique, exonère le capitalisme de la
tutelle de l'Etat, et dont l'acte de naissance s'inscrit dans les révolutions
américaine (1776) et française (1789).
C'est cette
ère qui s'achève à présent sous nos yeux. L'état démocratique libéral, qui se
refusait par définition toute manifestation d'autoritarisme, s'est trouvé
débordé par un pouvoir économique aux capacités financières souvent supérieures
à celles des états et organisé en structures multinationales dans le cadre d'une nouvelle mondialisation conséquence
d'extraordinaires percées techniques. Dans le dernier quart du XX° siècle, une
radicalisation effrénée du libéralisme économique a déséquilibré les sociétés
occidentales, générant un accroissement sans précédent des inégalités et un
productivisme sans mesure épuisant les ressources de la Terre et déréglant les
mécanismes climatiques. Rejetant toute régulation, ce capitalisme anarchique a
trouvé ses limites, d'abord dans la crise financière qu'il n'a pu maîtriser en
2008, puis face au séisme mondial qu'a été la pandémie de 2020.
Compte tenu de
ce qu'a été l'itinéraire historique de la civilisation occidentale, ce sont ses
bases mêmes qui sont ébranlées, à commencer par la prééminence du principe de
liberté. Le capitalisme, qui manifeste une prodigieuse capacité d'adaptation
dès l'instant que ses profits sont assurés, semble l'avoir déjà compris
puisqu'il accepte à nouveau une tutelle de l'Etat s'il y trouve un avantage. Le
pouvoir politique retrouve ainsi sa suprématie en restaurant l'autorité. Dans
un espace culturel constamment resté différent des valeurs de l'Occident, la
Chine, la mutation est déjà faite.
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