samedi 24 avril 2021

La fracture culturelle.

 

 

Souvent, nous avons ici souligné que le discours populiste, en opposant le peuple aux élites, fondait de fait une classification sociale de nature culturelle dissociant les très-instruits (les "sachants") des masses populaires. Qu'on le veuille ou non, cette distinction existe et elle porte en elle une menace pour la démocratie. La manipulation intéressée de ceux qui ne disposent pas d'une formation suffisante  pour décrypter eux-mêmes les situations est d'autant plus facile que les raccourcis et les simplifications donnent l'illusion de comprendre. Le sociologue Gérald Bronner s'est fait l'analyste de ce phénomène et le titre d'un de ces principaux ouvrages ("la démocratie des crédules") est en ce sens suffisamment éloquent.

Ce n'est certes pas une nouveauté même si l'on peut parler aujourd'hui, dans le cas des démocraties libérales, de régression. La transformation du sujet en citoyen implique l'acquisition d'une conscience politique et les démocrates ont été confrontés au problème dès le XVIII° siècle. La mise en place d'un suffrage restreint a été trop souvent réduite à une volonté de maintenir le pouvoir entre les mains des nantis. Même si cet aspect n'est pas à négliger, il faut comprendre qu'il s'agissait surtout d'écarter des urnes ignorants et analphabètes que des démagogues ou des forces réactionnaires pouvaient manœuvrer. Quand se rédige, en 1787 à Philadelphie, la constitution des Etats-Unis et que se pose la question d'un suffrage universel, Alexander Hamilton s'y oppose en déclarant : "autant demander à un aveugle de choisir des couleurs". Huit ans plus tard, quand se discute en France la mise en place de la Ière République (la constitution de l'an III), le rapporteur Boissy d'Anglas affirme :" nous devons être gouvernés par les meilleurs. Les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois". Aussi, dans le courant du XIX° siècle, démocrates et libéraux lieront étroitement leur combat à un autre : l'instruction du peuple. En France, les premiers éléments sont établis dès les années 1830 (la loi Guizot jetant les bases d'un enseignement public), mais c'est la IIIème République qui institue, avec les lois Ferry de 1881-82, l'école publique laïque et obligatoire pour généraliser la diffusion de l'instruction. La mission de cette école est double : doter le citoyen d'une formation de base suffisante et le mettre ainsi en état de fonder son jugement. Armement intellectuel et esprit critique : les deux vont de concert.

Dans la première moitié du XX° siècle, les résultats sont évidents : alphabétisation générale, maîtrise du français, éveil d'une conscience politique dont témoigne l'essor des partis et la syndicalisation, recul de la croyance au bénéfice de la connaissance rationnelle. Cela dit, cette école publique est sévère et exigeante. L'autorité du maître est indiscutable et trouve un écho au sein des familles populaires, où nul n'irait contester le jugement de l'instituteur. L'acquisition d'un savoir et d'une faculté de juger soi-même est au centre de la démarche pédagogique. Enfin, elle ne recule pas devant le classement en fonction du mérite.

Là est peut-être sa plus grande qualité. Apportant aux enfants issus de milieux culturellement pauvres les moyens intellectuels de s'élever, elle crée une authentique méritocratie qui écrème les classes populaires et offre les éléments d'un ascenseur social. On connaît le schéma générationnel souvent cité : le père ouvrier ou paysan, le fils instituteur, le petit-fils ingénieur ou médecin. Parallèlement au système propre aux catégories favorisées, fondé sur l'enseignement classique et les langues anciennes, il se crée des filières dites "modernes" accueillant les boursiers et dont l'une des plus importantes est précisément le recrutement des maîtres du primaire par le canal des Ecoles normales d'instituteurs et d'institutrices. Il faut appeler les choses par leur nom : cette école fonctionne sur le principe de la sélection promouvant les meilleurs.

Un changement progressif se dessine au tournant du siècle et l'un des premiers signes est la transformation du ministère de l'instruction publique en ministère de l'éducation nationale (1932). Œuvre d'un homme de gauche (Edouard Herriot), la démarche se veut égalitaire, mais elle annonce une nouvelle approche qui se précisera après la seconde guerre mondiale. Sous l'influence des psychologues et de nouvelles théories pédagogiques, le principe d'autorité qui impose les apprentissages est contesté. Les progrès de l'individualisme  et les tendances libertaires qui s'affirment dans les années 1960 remettent en question la discipline et les modes d'enseignement. Ce n'est plus l'acquisition d'un savoir qui est au centre de la démarche, mais l'épanouissement des virtualités de l'élève. L'idée même d'une sélection est vigoureusement attaquée au profit d'un droit à la réussite et d'un refus de toute inégalité.

L'intention est louable, mais on peut s'interroger sur les résultats. Le recul des exigences et la volonté d'éviter l'échec a inévitablement fait baisser le niveau des acquis mais, surtout, loin de combattre les inégalités, celles-ci se sont paradoxalement aggravées. Dans l'ancien système en effet, l'école apportait à l'élève issu de milieux culturellement pauvres un surcroît de connaissances et un apprentissage du raisonnement que sa famille ne pouvait lui fournir. Cet avantage était le moteur essentiel de cette ascension sociale qui renouvelait les élites. En prétendant démocratiser l'enseignement en l'allégeant et en diminuant ses contraintes, la nouvelle pédagogie favorisait en fait les enfants qui avaient la chance de grandir dans un milieu de haute culture et qui bénéficiaient, pour ainsi dire de naissance, des moyens de s'armer intellectuellement. Surtout, le refus de la sélection (dont témoignent aujourd'hui les résultats éblouissants du baccalauréat), a mis fin à toute entreprise réellement méritocratique. Les statistiques sont cruelles et démontrent depuis cinquante ans la quasi-disparition des enfants d'origine populaire dans le palmarès des grandes écoles. Il n'était certes pas renversant il y a trois-quarts de siècle, mais la promotion sociale y apparaissait.

La conséquence immédiate est que l'élite a eu plus que jamais tendance à s'auto-reproduire et que les capacités de compréhension et de raisonnement ont baissé dans les couches populaires, les rendant plus réceptives aux simplifications et à la démagogie.

Et c'est ainsi qu'il devient facile d'illustrer le concept de lutte de classe en opposant le "peuple" à l'oligarchie des "sachants" alors qu'il s'agit en réalité d'une fracture culturelle qui signe la relative faillite de notre éducation nationale, devenue infidèle à sa mission originelle.

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