lundi 28 septembre 2020

Signe des temps

 

 

Signe des temps.

 

La revue "Le Débat", qui était depuis 40 ans - comme son nom l'annonçait bien - l'une des plus remarquables tribunes de l'activité intellectuelle en France va cesser de paraître. L'an dernier, c'était "Les temps modernes", la revue fondée par Jean-Paul Sartre, qui publiait son dernier numéro. Est-ce un signe des temps nouveaux ? Mais alors il n'est pas très encourageant car lorsque des lumières s'éteignent, cela signifie que l'obscurité grandit.

 

On peut certes invoquer le changement de génération : les fondateurs du "Débat", restés ses actuels animateurs, ont entre 74 et 88 ans, mais il est surprenant qu'ils n'aient pas trouvé de relève et de continuateurs et c'est ce qui est inquiétant. Ils s'en expliquent d'ailleurs dans l'ultime numéro : la curiosité encyclopédique s'est émoussée dans le milieu intellectuel au profit d'une spécialisation accrue, surtout, l'esprit d'ouverture propice au débat d'idées a reculé face aux radicalisations et à cette sorte d'intolérance qui fait désigner tout contradicteur comme un imbécile ou une crapule. Les réseaux sociaux y sont pour beaucoup, où l'invective annihile toute discussion et où le slogan se substitue à la réflexion.

Les fondateurs du "Débat" étaient extrêmement représentatifs d'une époque. Ils étaient trois, l'historien Pierre Nora, issu d'une bourgeoisie parisienne de tradition intellectuelle, le philosophe Marcel Gauchet, fils d'un cantonnier normand et d'une couturière et parfait exemple de cette promotion par l'instruction qu'avait su mettre en place l'école publique des IIIème et IVème Républiques, enfin Krzysztof Pomian, universitaire polonais venu chercher en France le climat de liberté de pensée et d'expression qui lui était refusé dans son pays. Leur projet était bien la création d'une tribune où des sensibilités différentes pouvaient s'exprimer et ils faisaient ainsi implicitement confiance à l'esprit critique et à l'intelligence de leurs lecteurs.  Se faire une opinion supposait s'informer et comparer des options diverses sans qu'un préalable anathème ait rendu tout examen inutile. "Le Débat" est né en 1980, au moment où vacillaient les grands discours idéologiques qui avaient dominé le XX° siècle et où s'achevait ce "désenchantement du monde", décrit par Marcel Gauchet, qui conduisait le religieux à se réduire à un engagement personnel et privé hors de la sphère publique.

 

Effectivement, l'esprit du temps a changé. Beaucoup de facteurs y ont contribué, des excès du capitalisme néolibéral à l'apparition d'Internet où n'importe qui peut dire et diffuser n'importe quoi sous couvert de l'anonymat, d'un retour de l'obscurantisme et (dans le cas français) à la régression du système éducatif. "Le Débat" meurt d'un déficit de lecteurs, ceux qui lui restaient étaient d'un autre âge.

Il suffit pour comprendre cette rupture de constater quelques faits marquants. Qu'en est-il du désenchantement du monde quand l'on voit revenir en force l'intolérance des fondamentalismes religieux? L'islamisme radical, l'ultra-orthodoxie juive, le fanatisme hindou sévissent dans le monde. Même les souriants bouddhistes massacrent méthodiquement les musulmans de Birmanie. Et dans l'espace de tradition chrétienne, celui où Marcel Gauchet croyait découvrir une religion offrant la perspective d'une sortie de la religion, le courant évangélique progresse, soutenant les pires dérives populistes et l'élection d'un Trump ou d'un Bolsonaro. Qu'en est-il, en France, de cette méritocratie républicaine qui ouvrait aux enfants du peuple la possibilité d'une ascension sociale et intellectuelle quand on constate qu'il n'y a plus que 1,1% des polytechniciens qui sont d'origine ouvrière ? Et quelle faillite du système éducatif ce constat révèle-t-il ? D'une manière quelque peu méprisante, l'historien François Cusset, proche de l'extrême-gauche, commente la fin du "Débat" comme "l'échec d'une certaine pensée française repliée sur elle-même, salonarde et à l'éthos grand-bourgeois complètement décalé par rapport à l'époque". Hors l'insolite du propos quand on connaît les origines sociales de M. Gauchet, le jugement souligne l'anachronisme de la démarche de la revue. Peut-on vouloir débattre librement dans une société de défiance où près d'un quart des citoyens se méfie des vaccinations, prête l'oreille aux plus invraisemblables bobards et opposent le "vrai peuple" aux "élites"?

La fin du "Débat" signe bien la fin d'une époque, celle de la prépondérance de l'écrit. Commence celle de la prépondérance de l'écran.

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