Les Français
ont un curieux rapport à l'argent. Non qu'ils ne l'aiment pas ; si c'était le
cas, ils ne seraient pas 26 millions chaque année à tenter les jeux de hasard,
ce qui permet au ministère des Finances de recouvrer sous la forme d'un impôt
volontaire trois milliards d'euros prélevés sur les plus démunis sans que nul
ne proteste… Non, ils n'aiment pas ceux qui ont de l'argent, ce qui est
différent.. Il suffit de voir combien l'invention du slogan "président des riches"a causé de
tort à l'ancien chef de l'état et combien la formule "faire payer les riches" a été profitable au nouveau.
Dans les autres pays, il n'en va pas de même,
spécialement dans ceux qui relèvent d'une culture anglo-saxonne. Là, au
contraire, la personne qui a fait fortune est volontiers admirée, parfois
célébrée et toujours donnée en exemple. Pourquoi la même situation sociale
fait-elle d'un individu, aux Etats-Unis une sorte de héros, et en France un
quasi coupable ?
Peut-être
faut-il se pencher sur les racines culturelles et en particulier, (n'en
déplaise à ceux qui sont réfractaires toute référence de ce genre) sur notre
héritage religieux. Car il n'y a rien à faire et qu'on soit laïc militant ou
athée convaincu n'y change rien : quinze siècles de catholicisme romain nous
ont quasi génétiquement marqué, d'autant que la Réforme protestante du XVI°
siècle, Louis XIV aidant, nous a glissé dessus. Nous n'aimons pas les riches !
D'où cela nous
vient-il ? Sans doute du Moyen-âge, et précisément du XIV° siècle et de cette
glorification de la pauvreté qui s'est alors diffusée, des condamnations de St
Thomas aux prédications de St François d'Assise. Même si St Paul s'en était
pris aux richesses matérielles dès les origines du christianisme, il n'existe
pas avant le XIV° siècle de réprobation systématique à l'égard de
l'enrichissement, si ce n'est l'opprobre jeté sur le mauvais usage de la
fortune et l'usure. C'est alors, dans un monde troublé et parcouru d'agitation
sociale, que se développe le thème du choix délibéré de la pauvreté par le
Christ et d'une sorte de vertu du pauvre, spécialement aimé de Dieu. C'est
volontairement que St François se dépouille et que ses disciples décident de
vivre en mendiants. Même si l'Eglise officielle prend ses distances avec ces
thèmes, il va en demeurer quelque chose et l'idée récurrente qu'il y a dans la
richesse terrestre quelque chose du péché.
Deux siècles
plus tard, le Protestantisme calviniste choisit une voie inverse. Ayant repris
à son compte l'idée chère à St Augustin que Dieu sait qui sera, au terme de sa
vie terrestre, élu ou damné, Calvin cherche à discerner quels indices
pourraient laisser présumer de la décision divine. La réussite et le profit,
s'ils sont le fruit du travail et de l'esprit d'entreprise, peuvent en être et
annoncer la promesse du salut. Loin d'être suspecte, la fortune honnêtement
acquise est le signe de la sollicitude divine. Le riche n'est pas un réprouvé :
être un homme de biens est aussi s'affirmer homme de bien ! On comprend que le
sociologue Max Weber ait vu dans l'éthique calviniste la matrice idéologique du
capitalisme.
L'Angleterre
et son prolongement américain se sont imprégnés au XVII° siècle de pensée
calviniste. Quatre siècles plus tard, les structures culturelles ainsi établies
perdurent, que les gens soient croyants ou non, de même qu'en France, la très
ancienne empreinte du catholicisme romain nourri depuis la fin du Moyen-âge
d'esprit franciscain ne s'est jamais effacée et a inconsciemment influé sur la définition d'une pensée de
gauche.
Certes, aux
XIX° et XX° siècles, la longue hégémonie du modèle marxiste a substitué à
l'idéal chrétien de charité une aspiration à la justice reposant sur
l'abolition de la société de classe, mais ce glissement n'a évidemment pas
amélioré l'image du riche, assimilé à présent à celle de l'exploiteur
bourgeois. La progressive éclipse des modèles marxiens, discrédités par
l'aventure soviétique, aurait peut-être pu annoncer un réexamen si le retour en
force de thèmes chrétiens n'avait ranimé à gauche les antiques réflexes. Le
ralliement massif des catholiques de gauche, mobilisés contre la guerre
d'Algérie, au nouveau parti socialiste que constitue dans les années 1970
François Mitterrand, réintroduit un discours et des modèles où le pauvre, le
démuni se substitue à l'image marxiste du prolétaire et où la dévalorisation du
riche mêle de façon subtile les échos de la lutte des classes et la vieille
réprobation d'origine religieuse. Les réels excès de certains, dus aux
égarements des pratiques néolibérales, apportent en plus de l'eau au moulin. Le
riche devient l'ennemi, le faire payer la solution de tous les problèmes et ce
fantasme participe au mouvement qui porte au pouvoir une majorité de gauche,
aveuglant les dirigeants eux-mêmes au point de leur faire improviser des
mesures extrêmes si mal calculées qu'elles apparaîtront inconstitutionnelles.
Il est
probable qu'au froid contact des réalités, cette effervescence s'apaise, mais
qu'en sera-t-il dans l'opinion ? Combattre l'excès d'inégalité ne signifie pas
couper tout ce qui dépasse. La sagesse serait peut-être de considérer, avec
John Rawls, que toute société est nécessairement inégale et que la justice s'applique
quand la situation faite aux défavorisés est la meilleure possible. Et cela sans
qu'il soit indispensable de mettre "les
aristocrates à la lanterne".
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