Un cancer
ronge insidieusement l'islam, le wahhabisme.
L'offensive du
fondamentalisme, l'islam dit radical et ses diverses tendances, salafiste ou
djihadiste, la référence à la charia
non comme fondement éthique, mais comme réalité juridique et judiciaire
appliquant au XXI° siècle des prescriptions conçues pour la société bédouine
d'Arabie au VII° (un peu comme si on substituait en France au Code civil la
législation du roi Dagobert), tout cela prend racine dans le wahhabisme.
C'est dans la première
moitié du XVIII° siècle que Mohamed ibn Abdelwahhab (1703-1792), issu d'une
importante tribu arabe du Nejd, les Banu Tamim, prétendit, par ses prêches et
ses écrits, remettre les musulmans sunnites dans la voie d'un retour à l'islam
originel. Abdelwahhab s'en prenait en fait à l'islam relativement accommodant
des sultans ottomans, qu'il accusait de tiédeur, sinon de trahison du message
coranique. Dans une certaine mesure, sa démarche pourrait se comparer à celle
de Luther interpellant la papauté au nom d'une fidélité à l'Evangile sinon que
la Réforme protestante allait conduire vers une ouverture religieuse quand la
prédication d'Abdelwahhab préparait un repli sectaire. Disciple du hanbalisme,
l'école de pensée musulmane la plus conservatrice, Abdelwahab prônait une
approche littérale du Coran et le refus absolu de toute innovation, rejetant la
vénération des saints comme une idôlatrie jusqu'à faire raser leurs tombeaux et
même refuser qu'on célèbre le jour de naissance du Prophète. Il appelait à un
retour aux pratiques et aux modes de vie du temps de la naissance de l'islam,
soit un saut en arrière de mille ans !
Sa radicalité
est mal reçue et il doit fuir ses contradicteurs. C'est paradoxalement
l'origine de la fortune de sa démarche. En 1744, il trouve refuge auprès de
l'émir de Dariya, Ibn Saoud, qu'il convainc et qui va devenir le propagateur de
sa doctrine. C'est en s'appuyant sur le wahhabisme que le clan Saoud étend sa
domination en Arabie centrale, avant de lever l'étendard de la révolte contre
l'Empire ottoman et de s'emparer de La Mecque et Médine entre 1806 et 1813. Ils
en sont certes chassés en 1818 par les armées du sultan, mais le lien entre la
maison princière et le wahhabisme perdure. Les Saoud profiteront de
l'effondrement de l'Empire ottoman pour reprendre l'offensive. Ayant réoccupé
La Mecque en 1924, ils fonderont en 1932 le royaume d'Arabie saoudite, avec les
principes wahhabites comme doctrine officielle.
Tout cela
n'aurait sans doute eu qu'une importance relative sans la découverte par les prospecteurs
américains, peu de temps plus tard, de formidables gisements pétroliers sous
les sables des déserts d'Arabie. En quelques années, le royaume d'Abdelaziz ibn
Saoud, dont l'unique ressource était la taxe frappant les pèlerins à La Mecque,
se trouve à la tête d'un pactole et doté d'une importance géostratégique telle
que le président Roosevelt, conscient de l'épuisement progressif des gisements
pétroliers aux Etats-Unis, rencontre personnellement le roi d'Arabie en février
1945, sur le croiseur U.S.S. Quincy
qui le ramène de la conférence de Yalta. Au cours de cette entrevue, le
président assure la dynastie de la protection absolue des Etats-Unis contre la
garantie d'un approvisionnement constant en hydrocarbures. Non seulement le
souverain saoudien se voit annoncer une véritable pluie de dollars, mais il
devient l'allié privilégié de la première puissance du monde et doté du même
coup d'un véritable leadership régional. Au fur et à mesure des nouvelles
découvertes qui enrichissent de la même façon les émirs des misérables
principautés qui bordent le Golfe Persique, il se constitue ainsi une clientèle
liée par des intérêts identiques.
Et comme le
wahhabisme le plus strict demeure l'idéologie fondamentale de la dynastie des
Saoud et que les hasards de la géographie ont fait d'elle la gardienne des
lieux saints de l'islam, cette vision rétrograde et étriquée de la religion se
trouve soudain devenir un modèle.
Or, les
conditions s'y prêtent. Au moment de la Deuxième guerre mondiale, le monde
arabo-musulman est encore sous la tutelle des puissances européennes et il
cherche à s'émanciper. Il a d'autre part été traumatisé par la création, en
1948, de l'état d'Israël et l'exode des populations palestiniennes face
auxquelles il s'est montré impuissant.
Deux voies
s'ouvrent. La première est celle d'un renouvellement qui emprunterait à
l'Occident ses méthodes et ses principes pour les retourner contre lui : c'est
ce que choisissent les promoteurs d'un nationalisme arabe transcendant les
frontières et souhaitant, à l'image de ce qu'avait fait Kémal Atatürk en
Turquie, créer des états modernes et laïques, certains allant jusqu'à les
imaginer socialistes. La seconde, plus traditionnelle, voit dans l'islam le
grand ciment des peuples arabes et pense qu'un réveil religieux insufflerait
une force nouvelle et permettrait de réunifier le monde arabe dans le cadre
d'un califat reconstitué.
C'est ce
dernier projet qu'on trouve derrière la création, en 1928 en Egypte, de la
confrérie des Frères musulmans, pour qui l'islam est la solution et le Coran la
vraie constitution politique. Ce souhait d'une réislamisation, qui se veut
retour aux sources et purification, n'est pas sans convergence avec certains
aspects du wahhabisme et le rôle nouveau qu'apportent la promotion soudaine de
l'Arabie saoudite et sa souveraineté à La Mecque vont faciliter l'osmose. Il en
sortira deux conséquences : la tendance à une interprétation de plus en plus
fondamentaliste de la religion d'une part, de l'autre son instrumentalisation
politique, autrement dit l'islamisme.
C'est d'abord
la première option (celle de l'état moderne) qui s'impose mais pour de
multiples raisons, elle échoue. Le régime nassérien d'Egypte ne survit pas à
l'humiliante défaite face à Israël en 1967. En Syrie, en Irak, les tentatives
du parti Baas tournent à de sanglants despotismes. En Tunisie, la république
laïque instituée par Bourguiba s'achève en dictature combinant clientélisme et
corruption. Face à cette déliquescence, l'alternative islamiste retrouve des
couleurs mais entre temps, le virus du wahhabisme a fait son œuvre. Plus le
temps a passé, plus les régimes laïques ont contenu, sinon persécuté les
formations religieuses, plus celles-ci se sont radicalisées et ont puisé dans
l'intransigeance wahhabite. Surtout, détentrices de formidables réserves
monétaires constamment renouvelées et même augmentées par le renchérissement
des hydrocarbures, les pétromonarchies, et à leur tête la dynastie saoudienne,
les ont généreusement financées sous la forme déguisée d'aides caritatives ou
de soutiens à la prédication, cette dernière se doublant de l'envoi d'imams
imprégnés d'idéologie wahhabite qu'ils diffusent auprès des fidèles. Ainsi,
dans tout le monde arabe et même auprès des communautés musulmanes émigrées en
Europe, réislamisation est devenu inséparable de radicalisation dans un sens
fondamentaliste propre aux principes wahhabites. Les techniques les plus
modernes ont été mises au service d'une pensée visant à retourner au Moyen-âge,
Internet, réseaux sociaux et, évidemment, télévision avec la création au Qatar
de la chaîne Al Jazira, média équivoque qui sait admirablement conjuguer les
apparences de la modernité et la diffusion d'un message religieux rétrograde.
Fait
remarquable, la réaction wahhabite, mouvement profondément sunnite, a influencé
par ricochet le clergé chiite d'Iran, pourtant son ennemi déclaré. Engagés dans
une lutte contre le régime laïcisant du Shah, conduite tant pour des raisons
religieuses que pour contrer une politique qui allait obliger ce clergé, premier
propriétaire foncier du royaume, à redistribuer une partie de ses terres aux
paysans pauvres, les ayatollahs de Qom font leur une interprétation littérale
du Coran et un puritanisme répressif qui emprunte de toute évidence aux
incantations rétrogrades du wahhabisme sunnite. Ce sont eux qui, renversant la
monarchie en 1979, institueront la première des théocraties islamistes, matrice
de celles dont rêveront les Frères musulmans en Egypte et en Tunisie après les
révolutions arabes de 2011.
Le wahhabisme
a infecté l'islam. Il l'a glacé, solidifié, fermé à toute possibilité de
réforme, celle-ci étant par définition blasphématoire, sinon sacrilège. Il est
certain que l'aspect totalisant de la religion musulmane, qui encadre
minutieusement l'ensemble de tous les comportements humains, joint au caractère
"incréé" du Coran qui, à la différence des Ecritures chrétiennes, est
non pas œuvre humaine, mais parole directe de Dieu, facilitent les rigueurs
doctrinales et les interprétations littérales, mais il n'en demeure pas moins
qu'il n'en a pas toujours été ainsi dans l'Histoire. Aux IX°/X° siècles, il a
existé dans l'islam des controverses théologiques tout a fait comparables à
celles qui ont périodiquement agité les Eglises chrétiennes. A y regarder de
près, le repli wahhabite a même conduit à des aberrations dont ce culte
inquiétant de la mort, dont témoignent l'interprétation donnée du djihad ou
l'effroyable mode des attentats-suicides qu'on peut considérer comme en
contradiction avec les injonctions coraniques. C'est l'obscurantisme wahhabite
qui fabrique les Mohamed Merah.
Que faire
alors ? Dans le journal laïque "Kapitalis", le journaliste tunisien
Rachid Barnat est clair : " Il faut
prendre le taureau par les cornes en disant leur fait aux pétromonarques, en
adoptant vis-à-vis d'eux une politique concertée et cohérente pour faire cesser
leur lubie d'hégémonie sur le monde dit arabo-musulman et sur l'Occident demain
par la diffusion de leur poison wahhabite par la terreur."
Oui, mais ces
pétromonarchies nous fournissent pétrole et gaz et, surtout, elles nous
avancent de quoi maintenir par l'emprunt nos niveaux de vie et nos prestations
sociales. Ce sont elles qui alimentent en numéraire les fameux "marchés"…
Difficile d'admonester nos pourvoyeurs d'énergie doublés de créanciers dont
nous avons un impératif besoin. Bien au contraire, nous multiplions les
ronds-de-jambe, en particulier devant l'émir du Qatar, issu (est-ce une
coïncidence ?) de cette même tribu des Banu Tamim d'où sortit Abdelwahhab il y
a trois siècles. Dans ce domaine, la palme du putanisme (passez moi le mot)
revient aux organismes internationaux du sport professionnel.
Peut-être
est-ce plutôt des peuples arabes eux-mêmes qu'il faut attendre le sursaut.
Après quelques mois de pouvoir islamiste, des signes encourageants commencent à
apparaître. Comme si la rue prenait conscience que l'islam, aussi respectable
soit-il, n'est pas plus "la solution " que le Coran ne tient lieu de
constitution. Et que ce n'est pas en imposant le port du voile aux femmes et en
saccageant les bars qu'on règle les problèmes d'emploi.
Décidément, il
est difficile de croire au XXI° siècle que l'on vit encore au VII°. C'est
peut-être ce qui viendra à bout de l'obscurantisme wahhabite.
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